— Mahmud Pacha ? Sa devise devrait être « Surtout pas d’histoires » ! Il ne bougera pas. En revanche… moi, je vais bouger !
— Qu’allez-vous faire ?
— Un saut au Caire. Il faut que je voie le consul général de Grande-Bretagne. Autrement dit, l’homme qui est le vrai patron de l’Égypte. Il est temps qu’il sache ce qui se passe !
— Vous partez quand ?
— Demain matin… mais sans ma femme. Je vous la confie, veillez sur elle !
— Je ferai de mon mieux !
— Encore enlevé ? soupira Marie-Angéline quand Mme de Sommières et elle eurent rejoint Aldo dans l’ascenseur. Ma parole, c’est une gageure ou on lui en veut personnellement ? Pauvre, pauvre Adalbert ! Si seulement…
Elle s’arrêta net : un doigt posé sur ses lèvres, Aldo lui faisait signe de se taire et, de l’autre, désignait le plafond ajouré en fer forgé. Elle se le tint pour dit jusqu’à ce que l’on fût à l’abri de leur appartement :
— Il ne court pas plus de danger que la dernière fois. C’est Lassalle et moi qui avons concocté cette mise en scène.
— Lassalle ? Vous n’êtes pas sérieux ?
— Je suis très sérieux, au contraire. Il m’a téléphoné tout à l’heure pour me prévenir que Béchir est mort et que Keitoun allait rappliquer pour arrêter Adalbert. Nous avons monté le coup ensemble ! Un peu au pied levé, évidemment, mais ça n’a pas si mal marché…
— C’est toi qui t’es arrangé de la sorte ? déplora Mme de Sommières.
— En partie, oui ! Mais je crois qu’il était temps puisqu’en revenant j’ai trouvé Keitoun installé.
Cependant, Marie-Angéline ne se départait pas de son air méfiant :
— Vous direz ce que vous voudrez, je n’arrive pas à faire confiance à cet homme…
— Vous préféreriez qu’Adalbert finisse la nuit dans les prisons de ce gros porc ?
— N… on ! Pourtant il me semble…
— Ça suffit, Plan-Crépin ! Il serait temps que vous cessiez de vous prendre pour le juge suprême de l’humanité ! Aldo a un urgent besoin de prendre une douche et nous d’aller au lit ! Je suis convaincue que, là où il est, le cher garçon est en parfaite sécurité !
Pendant ce temps Abdul Aziz Keitoun, après avoir ramené ses hommes à leur base, recommençait à moudre ses pistaches. Au lieu de ne penser à rien comme cela lui arrivait fréquemment, il était entré en méditation. Ce nouvel enlèvement le rendait perplexe. Il y avait quelque chose ce soir qui avait cloché et il se sentait dépassé par l’événement.
Après un délai de réflexion stérile, il posa la main sur le téléphone mais se ravisa, sachant que « l’on » n’aimerait pas cette initiative ! La seule issue à ce dilemme était d’aller aux renseignements à la source. Aussi, abandonnant à regret son cher fauteuil, il quitta son bureau, avertit le policier de garde qu’il sortait puis se rendit au garage où il s’inséra – non sans peine ! – derrière un volant, ce qui représentait une manière d’exploit pour un homme habitué à s’étaler sur les coussins de la large banquette arrière. Là où il se rendait, il ne voulait aucun témoin, ayant la certitude qu’on le lui reprocherait.
Il mit la voiture en marche, alluma les phares et gagna la sortie.
Une demi-heure plus tard, un serviteur déférent l’amenait en présence d’Ali Assouari. Renversé plutôt qu’assis dans un immense fauteuil chippendale recouvert de cuir, celui-ci suivait les volutes bleues d’un cigare et n’avait aucune envie d’être dérangé. Son accueil s’en ressentit :
— Que veux-tu ? ronchonna-t-il sans bouger, sans regarder son visiteur et bien entendu sans lui proposer de s’asseoir.
Il eût montré peut-être plus de considération à un domestique. Ce qui n’arrangea pas l’humeur du policier pour qui la position verticale était la plus inconfortable qui soit. Sa réponse en découla :
— Savoir pourquoi vous avez fait enlever l’archéologue sans daigner m’en avertir ?
L’effet fut magique : Assouari non seulement se redressa mais se leva, indifférent aux cendres qu’il répandait autour de lui. Son œil noir lançait soudain des éclairs :
— Si c’est une plaisanterie, elle n’est pas drôle. Tu devrais savoir que je déteste qu’on se moque de moi ?
— Je ne dis que la vérité : vous avez subtilisé cet homme presque sous mon nez. Pourquoi ?
— Je n’ai subtilisé personne !
— Alors si ce n’est pas vous, c’est quelqu’un d’autre… mais qui ?
— Dis-moi ce qui s’est passé !
— Oh, ce sera rapide : je venais d’arriver à l’hôtel avec mes hommes quand ce Morosini a fait irruption, saignant et couvert de poussière en braillant que, pendant qu’ils faisaient leur promenade d’après dîner, des hommes en voiture les avaient attaqués et après l’avoir assommé avaient enlevé l’autre sans plus d’explications. Voilà ! C’est tout ! Qu’en pensez-vous ?
Assouari ne répondit pas. Il alla s’asseoir derrière le bureau. Sur une feuille de papier à dessin blanc, des fragments d’un très ancien papyrus étaient disposés à la manière d’un puzzle dont on chercherait la reconstitution. Keitoun – toujours debout ! – loucha dessus mais ne vit que des lignes brisées qui avaient peut-être composé un plan et des morceaux de ce qui avait l’apparence d’une écriture hiéroglyphique.
N’y tenant plus, le capitaine s’appuya légèrement à cette table : ses jambes fatiguaient de plus en plus sous son poids et le faisaient souffrir. Assouari n’avait même plus l’air de s’apercevoir de sa présence…
— Alors ? osa-t-il demander.
Pendant quelques instant encore, l’autre, les yeux perdus dans le vague, parut l’ignorer. Enfin il le regarda et une petite flamme cruelle s’alluma sous ses paupières.
— Assieds-toi ! lâcha-t-il enfin.
Le gros homme se hâta de lui obéir avec un soulagement si visible qu’il en était presque attendrissant. Le siège dans lequel il s’effondra était peut-être un peu étroit, mais ce n’était qu’un détail. Il pouvait maintenant attendre qu’Assouari ait fini de méditer. Ce qui fut relativement bref :
— On s’est moqué de toi, Abdul Aziz ! fit-il avec un demi-sourire.
— Comment ça ?
— Le Français n’a été enlevé par personne. On l’a tout bonnement ôté de la circulation pour t’empêcher de l’arrêter.
— Vous croyez ?
— Dès l’instant où l’enlèvement n’est pas de mon fait, c’est évident, voyons ! Je reconnais volontiers que c’est astucieux…
— Qui a monté ça ?
— Je n’en vois qu’un seul qui puisse disposer des moyens nécessaires. C’est l’autre Français : Henri Lassalle.
— Ce vieillard ?
— Ce vieillard est plus vif et plus dégourdi que toi. En outre, il a de l’argent, des biens, et il est implanté ici depuis suffisamment longtemps pour jouir de la considération des autorités.
— Qu’est-ce que je fais alors ? Je le coffre ?
— Tu es idiot ou tu fais semblant ? Sous quel prétexte ? Si amorphe qu’il soit, le gouverneur pourrait s’en mêler… et aussi les Anglais. Dont ce colonel Sargent que l’on voit trop souvent dans les parages et qui me semble entreprenant…
— À ce propos, j’ai oublié de vous dire qu’il pourrait posséder plus de pouvoir qu’un touriste ordinaire.
— Que me racontes-tu là ?
— Il m’a présenté une carte du Foreign Office.
— Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ?
La poussée de colère empourpra le beau visage arrogant du prince. Il se leva brusquement et Keitoun eut un geste machinal de défense, comme s’il s’attendait à être frappé. Et sans doute l’envie n’en manquait-elle pas à celui que l’on ne pouvait guère appeler autrement que son maître, mais il eut la présence d’esprit de se maîtriser. Finalement, il haussa les épaules :
— Cela n’a pas grande importance pour le moment. Évidemment, si le bonhomme se montrait plus curieux, il faudrait songer… disons à l’éloigner. Mais ne t’en soucie pas trop ! Nous en reparlerons…
D’un geste presque dédaigneux de la main, il donna congé à son visiteur puis s’absorba dans l’agencement de ses fragments de papyrus, les tournant et retournant avec mille précautions car le temps les avait fragilisés. Durant des heures, il se concentra sur sa tâche au point que ses yeux fatigués le brûlaient. Et soudain, quand le premier rayon de l’aurore se glissa dans l’étroite fenêtre, il poussa un cri de joie. La bonne reconstitution des fragments venait de lui apparaître… les déchirures coïncidaient…