Évidemment, il ne pouvait prétendre avoir trouvé la solution de l’énigme puisqu’il n’avait jamais su lire les hiéroglyphes – et les caractères du document étaient encore plus hermétiques –, mais à certain détail il pensait avoir reconnu l’endroit grossièrement évoqué. En outre, il connaissait celui qui pourrait le traduire…
S’efforçant d’empêcher ses mains de trembler, il se livra à une dernière manipulation. Dès lors les éléments s’imbriquèrent presque automatiquement. Il manquait seulement un morceau, et c’est ce fragment insignifiant qui avait faussé les données du problème. Maintenant tout irait bien ! Il tenait le plan…
La joie fut si violente qu’il dut résister à une envie de crier. Il se sentait le maître du monde et son exaltation éteignit son paroxysme. Nul doute qu’à cette victoire s’en ajouterait une autre et que Salima s’abandonnerait enfin à lui ! Salima qu’il désirait depuis l’adolescence et qui serait son plus éclatant triomphe !
Il eut l’impulsion de la rejoindre, de lui dire… mais non ! Sa tâche n’était pas achevée. Le moindre courant d’air pourrait bouleverser ce qu’il venait de reconstituer. Aussi, renonçant même à appeler pour qu’on lui serve du café, il alla s’assurer que la porte était bien fermée, tourna deux fois la clef, chercha de la colle et revint se mettre à l’ouvrage. Avec un soin quasi maniaque, il fixa par un point adhésif chaque fragment.
En dépit de la fraîcheur du matin, il était en nage quand ce fut fini. Il attendit que son travail fut sec, prit une autre feuille de papier semblable à celle qui servait de support, et l’en recouvrit. Puis il choisit parmi les livres qui l’environnaient un gros in-quarto traitant de la faune et de la flore du désert, y plaça le plan reconstitué, referma et alla remettre le livre où il l’avait pris, c’est-à-dire sous une pile d’autres plus petits. Le poids achèverait d’aplatir le papier et il serait mieux protégé que dans n’importe quel coffre.
Alors seulement il s’accorda le droit de respirer, rouvrit la porte, appela pour qu’on lui apporte du café qu’il but avec délectation. Jamais il ne l’avait trouvé si délicieux ! Incapable sur le moment de s’éloigner de son trésor, il s’étendit sur l’un des divans pour se détendre les nerfs. Il avait le plan, il avait la clef. Ne manquait plus que l’Anneau ! À tout prix, il devait se le procurer. Ce serait trop bête, après la découverte, de tomber sous le coup d’une malédiction dont il ne doutait pas !
Enfin, il s’endormit.
12
Le prince d’Éléphantine
La lettre s’étalait au milieu du plateau du petit déjeuner. Sa grande écriture carrée n’apprit rien à Aldo mais lui valut tout de même la préférence sur les nourritures terrestres. Le texte en était court et faillit lui couper l’appétit :
« Pas mal imaginée, la petite farce de l’autre soir, mais nous sommes entre gens sérieux traitant d’affaires sérieuses où les comédies de salon ne sont pas de mise. M. Lassalle vient d’en faire l’amère expérience. Vous recevrez d’autres nouvelles plus tard… »
Aldo avait trop l’habitude des coups durs et des mauvaises nouvelles pour se laisser abattre par celui-là. Il avait vraiment affaire à forte partie. Il fallait aller voir au plus vite ce qu’il se passait à la maison des Palmes. Comme il venait de se raser quand on lui avait apporté le plateau, il avala pêle-mêle jus d’orange, toasts à la confiture et deux tasses de café noir, acheva de s’habiller, fourra le message dans sa poche, dégringola l’escalier en priant pour que Plan-Crépin ne soit pas sur son chemin et, trouvant devant l’entrée de l’hôtel un taxi qui venait de déposer un client, s’engouffra dedans et se fit conduire à destination.
Il s’attendait au pire et fut presque soulagé – même si la demeure portait les traces d’une bagarre – en découvrant le vieux monsieur assis à son bureau, la tête entourée d’un pansement.
Cependant, la première parole qui lui monta aux lèvres fut :
— Où est Adalbert ?
Lassalle lui lança un regard noir :
— Vous pourriez commencer par vous inquiéter de ma santé ! Cela se fait entre gens bien élevés… Rassurez-vous, je ne vais pas trop mal ! Qu’est-ce qui vous amène ?
Aldo tira la lettre de sa poche :
— Ceci ! Pardonnez-moi si je me suis montré discourtois mais je pensais trouver ici un véritable carnage.
— Cela l’aurait été si je ne disposais pas de serviteurs fidèles et en bonne forme physique… Hier soir, peu avant minuit, les sbires d’Assouan me sont tombés dessus dans l’intention de me faire avouer où je cache Adalbert, mais Farid a pu rameuter les autres domestiques déjà couchés, tandis qu’Abdallah et moi faisions face de notre mieux. Et nous avons réussi à les faire déguerpir. Cette bande d’assassins ne s’attendait pas à cela et, pour une belle bagarre, ça a été une belle bagarre ! ajouta-t-il fièrement.
— Bravo ! fit Aldo, sincère. Et Adalbert dans tout cela ?
— Oh, il va bien. Je vous en parlerai tout à l’heure. Une tasse de café ?
— Volontiers ! J’en ai pris un avec mon breakfast mais il ne vaut pas le vôtre !
Un claquement de mains et Farid apparut. Aldo remarqua qu’il avait un œil d’une curieuse couleur, tirant sur le bleu violacé :
— Du café, s’il te plaît ! Et… fais-le porter par Abdallah, tiens !
— Si je vous ai compris, il ne fait aucun doute pour vous qu’Ali Assouari soit à la base de cette série de crimes ?
— Qui voulez-vous que ce soit, à part lui ? Il me semble que c’est signé. Mes envahisseurs de cette nuit sont ceux qui ont assassiné Karim El-Kholti et Béchir. C’est tout juste, d’ailleurs, si leur chef se donne la peine de dissimuler !
— Vous n’avez pas appelé la police ?
— Pas cette fois, non ! Si vous voulez mon sentiment, je jurerais que Keitoun est à la botte d’Assouari !
— Ce n’est pas un peu gros ? Le chef de la police obéissant à un simple particulier ?
— Il n’est pas un simple particulier. Il descend des princes d’Éléphantine et sa sœur était reine. Pour Keitoun – qui est du coin comme lui ! – cela compte, croyez-moi ! Il est le véritable seigneur de la ville. Largement plus qu’un gouverneur, né dans le Delta par-dessus le marché et qui souhaite surtout qu’on lui fiche la paix.
— Et l’Angleterre… ?
— … n’est représentée que par les officiers de la garnison militaire. En outre, Le Caire est loin ! Ah, voilà le café !
Aldo leva un sourcil surpris. Fallait-il faire si grand accueil à une prestation aussi banale ? Mais Lassalle semblait y trouver un plaisir particulier ce matin, et conseilla :
— Dépose ton plateau là, Abdallah et sers Monsieur le prince !
— Oh, il se débrouillera très bien tout seul !
Aldo sursauta. Levant les yeux, il considéra avec stupeur le « Nubien » à la peau châtaigne foncée et coiffé d’un turban qui arborait un sourire radieux en ouvrant le plus possible ses paupières tombantes sur des yeux d’un bleu de porcelaine.
— Adal… ?
— Abdallah, si Votre Seigneurie le permet ! Avoue que je suis plutôt réussi, non ? Farid est un artiste de génie !
La transformation était en effet époustouflante ! Même les cils et les sourcils avaient été teints d’un noir profond qui réussissait à assombrir les prunelles révélatrices. Une courte barbe allongeait le visage.
— Incontestablement, si M. Lassalle le congédiait, il aurait une belle carrière dans les studios de cinéma !
— Je préfère le garder. Il m’est trop précieux ! tiens, lis ça ! dit-il en tendant le billet reçu par Morosini.
Assis sur un angle du bureau, Adalbert vida sa tasse de café – il en avait apporté trois ! – et parcourut les quelques lignes. Toute trace de gaieté avait disparu de sa figure :