— Je ne m’y fierais pas trop, si j’étais toi…
La recommandation était superflue ! Il y avait beau temps que l’homme aux pistaches n’amusait plus Aldo.
En attendant, le soir du second jour, les trois dames, laissant les clients « survivants » du Cataract subir le tintamarre du dîner à la salle à manger – parfois peut-être s’en distraire ? –, choisirent de se faire servir chez Mme de Sommières sur l’agréable terrasse qui prolongeait sa chambre et dominait le Nil et les îles. Pour les laisser entre elles, Aldo s’en alla dîner dans un petit restaurant de la Corniche, tranquille et bien tenu, où la cuisine locale était excellente. Il eut la surprise d’y rencontrer une bonne dizaine de clients du Cataract avec lesquels il échangea quelques sourires complices. Apparemment il n’était pas le seul à souhaiter manger en paix…
En rentrant, il aurait aimé aller au bar boire un verre mais l’écho nasillard des maudites voix yankees s’y faisait entendre et il se contenta de s’asseoir dans le jardin en fumant un cigare et en regardant les étoiles. Dire qu’il redoutait ce qui pourrait se passer le lendemain était un euphémisme. Il savait Assouari capable de tout et aussi qu’il pouvait absolument tout se permettre dans ce coin de Haute-Égypte où ce qui disposait d’un peu de pouvoir lui était inféodé. Quelle défense pourrait-on lui opposer ? Rien ou si peu… Et il y avait ce côté, absurde et d’un âge révolu, dont il parait ses exigences : si Adalbert ne lui apportait pas l’Anneau, il éliminerait celle qu’il considérait comme sa propriété et pour laquelle il n’avait pas hésité à faire abattre l’homme qu’elle avait osé aimer. Pourquoi aussi ce mystère, gardé jusqu’à la dernière minute sans doute, sur le lieu où l’Anneau devrait lui être livré ? Outre son palais bourré de serviteurs quasi prosternés, il disposait d’une forteresse inexpugnable, à moins de lui opposer des armes de guerre lourdes, canon ou char d’assaut. Il était plus que probable qu’Adalbert devrait se présenter devant ladite forteresse. Et après ? Que se passerait-il après ? On lui dirait « merci » et « au revoir, Monsieur »… ? C’était difficile à croire. Pourquoi d’ailleurs Adalbert, puisque le prétendu frère du pauvre El-Kaouari savait parfaitement que c’était à lui, Morosini, que l’Anneau avait été confié ? Cette histoire n’avait aucun sens… sauf si Assouari avait décidé, une fois l’Anneau entre ses mains, d’abattre purement et simplement l’homme qui avait été le professeur de Salima ? Et dans ce cas, comment faire pour protéger Adalbert ? Au frisson glacé qui lui courut le long de l’échine, Aldo eut soudain le pressentiment qu’il était dans le vrai et que… C’était à se taper la tête contre les murs !
Il finit par retourner à l’hôtel quand les protagonistes du film se furent décidés à aller se coucher, suivit leur exemple sans parvenir à trouver le sommeil. Quand l’aube réapparut, il avait cependant fixé sa conduite : que le prince-forban le veuille ou non, il ne laisserait pas son ami se faire massacrer tout seul. Il irait avec lui… et armé sans que ce soit visible. Auparavant, il confierait à Tante Amélie une lettre en double exemplaire destinée à l’ambassadeur de France et au Consul général racontant l’histoire dans son intégralité. Il y laisserait peut-être sa peau mais Assouari, tout prince d’Éléphantine qu’il se voulût, ne s’en tirerait pas sans dommages !
Il se mit à l’ouvrage aussitôt, ce qui lui demanda un certain temps, se doucha, se rasa, s’habilla, avala du thé, des toast, puis alla frapper chez Tante Amélie qu’il trouva en train de prendre son petit déjeuner en compagnie de Marie-Angéline.
Il avait promis à Lassalle de passer la journée chez lui afin d’être sur place quand arriverait l’ultimatum. Le moment était donc venu de récupérer l’Anneau.
Son entrée suspendit la tasse de thé que Mme de Sommières s’apprêtait à porter à ses lèvres :
— Seigneur ! Tu as une mine épouvantable ! Tu n’as pas dormi de la nuit, au moins ?
Il embrassa la vieille dame, sourit à Plan-Crépin :
— J’avais autre chose à faire ! Tante Amélie, voici deux lettres que je vous confie. Il vous suffit d’un coup d’œil pour voir à qui elles sont destinées. Vous les acheminerez au cas où, ce soir, il m’arriverait… des problèmes. Car, vous le comprendrez, je n’ai pas l’intention d’abandonner Adalbert seul face à ce dingue. Quant à vous, Marie-Angéline, je vais vous prier d’avoir la gentillesse de me rendre l’Anneau.
Mme de Sommières parcourut les adresses, leva un sourcil puis, avec un calme parfait :
— Deux lettres seulement ? Il me semble, à moi, qu’il devrait y en avoir trois ?
— Pourquoi trois ?
— Si j’ai bien compris, tu comptes te faire tuer glorieusement ce soir aux côtés de ton « plus que frère », comme dit Lisa ? Il conviendrait donc d’écrire quelques mots à ta femme afin de lui exposer la situation et de lui dire adieu. Je suis sûre qu’elle apprécierait !
Le ton était froid mais les yeux verts étincelaient de colère sous ce qui était sans doute des larmes retenues. Frappé de plein fouet, Aldo se laissa tomber sur une chaise et passa ses mains sur son visage… C’était pourtant vrai que, hanté par ce qui menaçait Adalbert, il n’avait pas songé un seul instant à sa famille ! Ce n’était cependant pas faute de l’aimer… !
— Je me demande si je ne suis pas en train de devenir fou ? murmura-t-il. J’aurais dû donner l’Anneau à ce salopard quand il est venu jusque chez moi le rechercher, mais…
— … mais tu as pensé qu’il ferait sûrement le bonheur de ton ami Adalbert et comme justement on t’invitait à venir en Égypte, c’était l’occasion rêvée ! Si notre archéologue faisait une découverte sensationnelle, ce serait le bonheur absolu pour lui… et aussi pour toi. Au fond, malgré ton titre d’expert international et ta réussite, tu n’as jamais cessé d’être un petit garçon à la recherche perpétuelle d’un trésor ?
— Qui songerait à vous donner tort ? Ni lui ni moi en tout cas… Lorsque je suis sorti de chez Massaria, ce fameux soir, je regrettais le temps du Pectoral, la fièvre de l’aventure, même si nous risquions à chaque pas de nous rompre le cou ! Je me sentais… platement boutiquier !
— Eh bien, te voilà content ? Tu es servi selon tes désirs ?
— Pas vraiment ! Le jeu est faussé par le fait que nous avons déserté l’Histoire pour une légende enfoncée dans la nuit des temps…
— … et que tu as perdu tes repères ! D’ailleurs le jeu n’est pas faussé, comme tu dis. Ce qui te gêne, c’est que tu n’en es pas le maître. Tu as pris ton petit déjeuner ?
— Oui… enfin je crois. Pourquoi ?
— Parce qu’un café te remettrait les idées en place, conclut Mme de Sommières en sonnant le garçon d’étage. Et Plan-Crépin, qu’est-ce qu’elle fabrique avec son Anneau ?
Quand Marie-Angéline revint, Aldo reposait sa tasse. Elle lui tendit le sachet de daim en disant :
— À bien y réfléchir, je ne crois pas qu’Adalbert soit en danger de mort et ce serait peut-être imprudent de l’accompagner.
— D’où sortez-vous cela, Plan-Crépin ?
— C’est à force d’y penser. Normalement, Assouari aurait pu exiger que ce soit Aldo qui le lui porte. Rien que pour le plaisir de l’humilier puisque, si j’ai bien compris, quand il est allé à Venise, il n’a pas été accueilli en grande pompe au palais Morosini. Vous n’avez pas dû le traiter avec beaucoup de déférence ?
— Pourquoi l’aurais-je fait ? Le bonhomme me déplaisait… mais, s’il a choisi Adalbert, c’est pour une autre raison. Voulez-vous me dire en quoi le sort de la belle Salima pourrait me préoccuper, en dehors du fait qu’elle est un être vivant et qu’un homme digne de ce nom doit porter secours à qui en a besoin ? Pour Adalbert, c’est différent : il est amoureux d’elle !
— Et ferait n’importe quoi pour lui éviter la moindre égratignure, nous sommes d’accord, mais vous pouvez être certain qu’il ne va pas tirer sur Adalbert dès la remise de l’Anneau. Ce n’est pas sa vie qui sera en danger. À court terme, du moins. C’est sa liberté. On va tranquillement le faire prisonnier. Et ce n’est pas de l’amoureux dont il veut s’emparer, c’est de l’égyptologue !