Il n’avait pas insisté. Hakim et ses yeux noirs qui regardaient si droit lui plaisaient et maintenant, c’était animé d’une sorte d’excitation chargée d’attente qu’il suivait les pas solides de Marie-Angéline, son casque colonial et ses lunettes noires. Cette sacrée fille était bien capable d’avoir déniché une piste vers la légende sur laquelle tant de gens se cassaient les dents tout en affectant de ne pas y croire…
Adalbert fermait la marche et ne pensait à rien, trop obnubilé par son chagrin pour voir dans cette expédition autre chose qu’une lubie de vieille fille ou plutôt l’exécution d’une de ces idées géniales comme en pondaient depuis longtemps tous les archéologues néophytes. Mais il s’y pliait de bon cœur parce qu’il lui devait bien cela…
Le soleil s’était levé derrière la ville d’Assouan. Il avait commencé l’ascension d’un ciel bleu que le zénith ferait presque blanc. La chaleur, elle aussi, allait monter. Les signes avant-coureurs de l’été torride s’annonçaient, faisant fuir vers l’Europe la plupart des touristes assez fortunés pour s’offrir un séjour en Égypte et aussi ceux de ses confrères qui n’avaient pas le cuir assez tanné pour affronter sans dommages les fureurs de Râ. Lui-même les imiterait, car il éprouvait une lassitude plus forte que de coutume. Sa mission se terminait sur un échec total aggravé d’une blessure. Aussi ressentait-il la nécessité de retrouver la France, le ciel clément de Paris, la verdure de ses arbres et de ses jardins, et son confortable appartement du quartier Monceau, plein de trésors sur lesquels veillait Théobald, son indispensable factotum qui devant un fourneau atteignait parfois au sublime ! Reviendrait-il l’an prochain ? Peut-être ou peut-être pas. Il faudrait avoir la chance de dénicher une piste vers quelque sépulture royale…
Le chemin montait en s’écartant du fleuve. On n’apercevait plus qu’à peine, sur la rive opposée, la demeure vide d’Ibrahim Bey. Qu’allait-elle devenir puisqu’il n’y avait plus personne pour l’occuper ? La ville la récupérerait-elle pour en faire, sinon un musée, du moins un lieu de rencontres, ou bien la mettrait-elle en vente ? Si c’était le cas, pourquoi ne s’en rendrait-il pas acquéreur ? Il en avait les moyens et cela lui permettrait de séjourner près de la tombe de Salima…
On progressait depuis plus d’une heure sur ce sentier qui avait l’air de ne mener nulle part sauf à une sorte de falaise, un amas de rocs roux rébarbatifs à souhait :
— C’est encore loin ? grogna Aldo qui, en digne fils de la mer, n’appréciait que modérément les charmes de la montagne.
— Nous arrivons !
On venait de franchir une bosse derrière laquelle apparut soudain une maisonnette, un cube de couleur sable abrité par un acacia centenaire, cet arbre du désert dont les racines s’enfoncent profondément dans la terre pour en tirer sa subsistance. Celui-là était si chenu, si tordu qu’il était peut-être né au temps de Saladin ou même avant. Attenant à la maison, il y avait un banc de pierre et sur ce banc un homme était assis, une longue canne au bout recourbé semblable à celle des bergers posée près de lui. Sa robe effrangée, son étroit turban mais aussi son visage étaient de la couleur même du mur auquel il s’adossait. C’était un très vieil homme dont le corps, la figure desséchée semblaient n’avoir plus de substance. Des mèches de cheveux blancs tombaient de sa coiffure. Son visage recuit par le soleil n’était qu’un lacis de rides entourant une bouche privée de la majeure partie de ses dents mais ses yeux, incroyablement jeunes, incroyablement bleus, reflétaient le ciel.
En l’apercevant, Hakim courut s’agenouiller devant lui en posant à ses pieds le sac qu’il portait. Le vieil homme mit alors ses deux mains sur sa tête avec une grande douceur. Les trois autres s’arrêtèrent à quelques pas, se contentant de regarder :
— Il me semble vous avoir entendu dire que c’était son grand-père ? demanda Aldo à Marie-Angéline.
— Je l’ai cru d’abord, mais en fait il est peut-être celui de tous les orphelins du pays. Hassan – c’est son nom ! – est si âgé que personne ne se souvient de l’avoir connu jeune. Hakim prétend qu’il est là depuis très, très longtemps.
— Vous n’essayez pas de me faire croire qu’il est immortel ? émit Adalbert, caustique.
— Non mais, toujours selon Hakim, lorsqu’il mourra, son corps disparaîtra et un autre, moins vieux, prendra sa place. Il en serait ainsi depuis la nuit des temps. Inutile d’ajouter qu’il est vénéré dans toute la région…
— De quoi vit-il ? intervint Aldo. Il n’y a rien dans le coin que cet acacia.
— Là-bas, sur la rive du Nil, se trouve un village. Ce sont ses habitants qui veillent à ce qu’il ne manque de rien. D’ailleurs il y a un puits derrière ce pan de mur écroulé dont on ne sait ce que ce pouvait être… Maintenant, c’est à moi d’aller le saluer. Il m’accueille habituellement avec bonté et nous avons souvent parlé ensemble. Il dit des choses extraordinaires… Ah, j’allais oublier…
Elle tendit à Adalbert la croix d’orichalque enveloppée d’une étoffe de soie :
— Quand je vous dirai d’approcher, vous le saluerez, respectueusement, puis vous lui montrerez ceci ! En outre c’est l’occasion de passer l’Anneau à votre doigt…
Le vieil homme ayant tourné le regard vers elle en souriant, elle s’avança et s’agenouilla près de lui, offrit ses mains qu’il prit dans les siennes dans un geste plein de chaleur.
— Je me demande, chuchota Adalbert, ce que penseraient ses copines de la messe de six heures à Saint-Augustin si elles pouvaient la voir en ce moment ?
Aldo le dévisagea. L’ancien Adalbert allait-il enfin refaire surface ? C’était tellement inattendu, surtout à cet instant un rien solennel, qu’il aurait pu en pleurer de joie ! Mais déjà, on leur faisait signe d’approcher.
Ils s’inclinèrent tandis que Plan-Crépin les présentait en ajoutant qu’ils étaient ses amis les plus chers. L’aisance dont l’incroyable fille faisait preuve en maniant l’arabe – une acquisition récente pour elle ! – les sidérait. Puis Adalbert découvrit la croix ansée et la présenta à plat sur sa main au vieillard sur lequel elle eut un effet magique : ses yeux s’agrandirent et il posa dessus ses deux paumes un peu tremblantes. Après quoi, il se leva, s’inclina, saisit son bâton et se mit en marche vers les grands rochers en faisant signe aux autres de le suivre. Lentement, il gravit la pente relativement douce mais qui allait en s’accentuant. Ici, plus de sentier. Le vieillard traçait son chemin dans le sable durci mêlé de cailloux sans marquer la moindre hésitation.
On monta ainsi pendant près d’une demi-heure avant d’atteindre le pied de la muraille naturelle, mais Hassan ne s’y arrêta pas, poursuivant sa route en la contournant. Enfin se présenta une faille si étroite qu’il semblait impossible de s’y faufiler. Pourtant, il renouvela son invitation à le suivre et s’y introduisit avec d’autant moins de peine qu’elle s’élargissait presque aussitôt. Pas beaucoup il est vrai, mais suffisamment pour qu’Adalbert, le plus épais des quatre, réussisse à s’y introduire.
C’était en fait une caverne assez obscure dont le sol pierreux s’abaissait graduellement et paraissait plonger dans les entrailles de la terre. Le guide prit alors dans sa robe élimée un briquet et une chandelle qu’il alluma puis, levant le bras, il éclaira quelque chose : l’esquisse d’une croix ansée tracée en creux dans le rocher, et fît signe à Adalbert d’approcher. Déjà celui-ci l’avait sortie de son sac et allumé une torche électrique dont la vive lumière éclaira plus nettement les détails : plusieurs petits trous correspondant sans doute aux légères excroissances que présentait l’une des faces de la croix.
— C’est là, souffla le vieil homme. Du moins c’est ce que la tradition nous enseigne depuis toujours à nous qui sommes les veilleurs !
Puis s’effaçant pour laisser place à Adalbert :
— Si Celle dont on ne connaît pas le nom est là, veille à ne pas l’offenser et crains la malédiction des dieux !
La main de l’archéologue tremblait quand il approcha la croix de l’emplacement qui semblait l’attendre. Elle s’y adapta parfaitement… Les cœurs battaient lourdement dans les poitrines oppressées… D’abord il ne se produisit rien. Adalbert alors appuya plus fort et un pan de muraille large d’environ un mètre se détacha sans bruit, tournant vers l’intérieur sur d’invisibles charnières. Au-delà, un escalier s’enfonçait dans le sol…