Après le panneau « Sceaux », il tourna à droite et s’engagea dans une rue étroite. La sueur et les larmes déversaient leur sel dans ses yeux et le rendaient dingue. Tout en roulant, il extirpa de sa boîte à gants un pistolet, qu’il posa à ses côtés. Son index vint en effleurer le canon, creusé de la marque « Sig Sauer ».
— Tu n’es pas fou. Non, tu n’es pas fou.
Les enceintes hurlaient toujours :
« … sur une bien triste coïncidence. Le cadavre de la petite Mélinda a été découvert voilà quelques heures par trois spéléologues descendus dans la carrière afin de procéder à des prélèvements. D’après nos dernières informations, la fillette présentait une importante fracture du crâne et aurait ensuite été noyée dans l’une des galeries, plusieurs dizaines de mètres sous terre. Il faut rappeler que la carrière Hennocque est interdite au public depuis les importantes inondations de mars dernier, mais cela n’empêche pas de nombreux spéléologues de continuer à s’y aventurer… »
Stéphane était tout ouïe. Il faillit oublier de tourner.
« … Tout de suite, les mots du capitaine Lafargue, chargé de l’enquête, de la gendarmerie de Méry-sur-Oise… »
Stéphane se frotta le front, il considéra le mouchoir brodé, couvert de rouge, baissa la vitre et le lâcha dans le vent. Depuis son rétroviseur, il regarda s’envoler le morceau de tissu. Puis il se débarrassa de la même façon des habits ensanglantés. Parmi ceux-ci, la veste kaki de pêcheur.
« … Plus d’une dizaine d’hommes sont déjà sur le coup, un avis de recherche national a été lancé pour interpeller un suspect. Le signalement est très précis : individu masculin de type européen, trente, trente-cinq ans, environ lm80, yeux noirs, longue chevelure noire. II… »
Stéphane arrivait à destination. Il coupa le contact.
— Des coïncidences… Juste des coïncidences.
Les clés glissèrent de ses doigts, il se courba pour les ramasser, se redressa, se cogna au volant. À côté de lui, la poignée de la portière passager, arrachée, gisait sur le tapis, sous la boîte à gants. Il la fixa un temps, puis, l’arme à la main, quitta son véhicule sans un bruit.
Il s’accroupit derrière le coffre d’une Porsche 911, observa la plaque d’immatriculation, les chiffres et les lettres gaufrés. Il répéta, à voix haute :
— 8866 BCL 92… 8866 BCL 92… 8866 BCL 92…
Puis il se releva.
Une lumière venait de s’allumer, à l’étage, vite obscurcie par une silhouette aux courbes félines, bientôt rejointe par une ombre robuste, celle d’un homme.
Stéphane disparut dans l’allée de cyprès.
— 8866 BCL 92… 8866 BCL 92… 8866 BCL 92…
Il se plaqua contre la porte d’entrée, le pistolet contre la joue droite. Prêt à ouvrir le feu.
Un bruit violent résonna alors, comme l’explosion d’un Taj Mahal de cristal. Et tout devint noir.
8. JEUDI 3 MAI, 23 H 33
Un bruit violent résonna alors, comme l’explosion d’un Taj Mahal de cristal. Et tout devint blanc.
Une lueur fendit l’obscurité. Stéphane leva son bras pour se protéger de la lumière de l’ampoule. Sylvie le fixait, stupéfaite et alarmée.
— Bon Dieu ! Tu es trempé !
Couché en chien de fusil sur le sol, Stéphane se redressa et, encore étourdi, manqua de tomber. Les yeux injectés de sang, il observa autour de lui. Ses monstres. Son matériel. Son bureau.
— Sylvie ?
— Non. C’est le Père Noël. Tu t’es à nouveau endormi en plein travail, à ce que je vois.
Stéphane avança, vacillant. Il scruta encore les éléments environnants. Accrochées au mur, des photos originales de freaks célèbres : Grâce Mac Daniel, Mary Ann Bevans, Bill Durks, l’homme aux trois yeux. En face de lui, le buste inachevé de Caria Martinez, la gorge fendue d’un sourire.
— La vache ! C’est hallucinant !
Il fonça en direction d’un miroir. Rien. Pas de griffures, ni d’hématome autour de l’œil. Il se précipita vers sa femme.
— Tu ne vas pas me croire !
Elle se boucha le nez.
— Tu sens la sueur à des kilomètres. Laisse-moi deviner… Un cauchemar ?
— Ce n’était pas un cauchemar, c’était…
— Quoi ?
Stéphane ne savait plus où poser ses mains. Il bondissait comme un chien d’arrêt avant une partie de chasse.
— J’étais lui ! J’étais à sa place ! Je conduisais ma Ford !
— C’est le principe même des rêves. Se trouver à la place de soi-même.
— Non ! Tu ne comprends pas ! Je…
Sylvie ôta la pince de son chignon et libéra ses longs cheveux.
— Tu as raison, je ne comprends pas. Si tu jettes un œil sur ta montre, tu constateras qu’il est presque minuit, et que je rentre juste de ma journée de boulot, après plus de deux heures de train et de métro à cause d’un type qui s’est suicidé sur la voie… Est-ce que tu es sorti au moins une fois de ta cave aujourd’hui ? Ne serait-ce que pour voir la lumière du jour ?
Stéphane jeta un bref regard vers son carnet, avec l’envie de noter avant d’oublier, de comprendre pourquoi, dans ce deuxième rêve, les mêmes griffures lui barraient la joue. Pourquoi il transportait à ses côtés la même veste kaki de pêcheur. Pourquoi il roulait dans des rues inconnues mais apparemment réelles. Pourquoi il se déplaçait avec une arme à feu, un mouchoir rose d’enfant, des vêtements ensanglantés, une poignée de portière arrachée.
— Oui, bien sûr, je suis monté. Pour faire un tour le long des paddocks.
Sylvie se massa les tempes en soupirant.
— Je t’avais mis du riz au curry, dans le frigo. Tu n’y as pas touché.
— Je n’avais pas vraiment faim. Mais je vais y aller, maintenant.
— Bien sûr. Tu vas prendre ton déjeuner à minuit. Logique.
Stéphane tournait en rond, abasourdi.
— Il faut qu’on aille à la gendarmerie.
— Pourquoi ! Qu’est-il arrivé ?
Stéphane secouait la tête. Des plis d’angoisse lui barraient le front.
— 8866 BCL 92. Un numéro de plaque que j’arrêtais pas de répéter. Faut qu’on retrouve la voiture, et le propriétaire. Tout était trop concret dans le rêve…
Il désigna l’un de ses monstres.
— … Je portais les vêtements de Darkness, sa chemise à carreaux noirs et blancs, son pantalon, et mes habits à moi étaient posés sur le siège passager, tachés de sang ! Et puis, j’étais vraiment parti avec un flingue chez le propriétaire de la voiture. Et… je crois que j’allais faire une connerie.
La jeune femme n’en pouvait plus. Elle agrippa le tee-shirt de son mari.
— Une connerie ? Tu n’en as pas assez fait ? Non mais tu te fiches du monde ?
Lui aussi se mit à crier.
— Non, je ne me fiche pas du monde ! J’ai fait deux cauchemars avec des points communs, des cauchemars dont je me souviens parfaitement, qui sont là, dans mes tripes ! Je rêve d’une craie au milieu d’un tas de charbon, et je trouve la craie !
— Quand on a emménagé, j’ai ramassé une boîte complète de craies sur le charbon, avec des tableaux d’écoliers, j’ai tout jeté. Qu’y a-t-il de si extraordinaire ?
— Tu ne m’en avais rien dit !
— J’aurais dû ?
Stéphane se prit la tête entre les mains.
— Il y a un tas d’autres éléments qui me semblent réels !
— Si réels qu’ils vont te pousser à sauter d’un train en marche ? Ou à… Je préfère me taire. Tout cela est du passé, je ne veux simplement pas que ça recommence.
— Je suis persuadé que la plaque existe, que… que la demeure à Sceaux ex…
Stéphane s’immobilisa.