— On la fait brève ou longue ? s’enquit Demectin.
Vic opéra trois minuscules pas vers l’arrière et détourna la tête. Deux mètres. Juste reculer de deux mètres pour déguerpir et se serrer contre Céline. Ce lieu morbide, ce massacre charnel le répugnaient sincèrement.
— Brèvesïlvousplaît.
Il avait parlé d’un trait, sans respirer. Le légiste lui adressa un sourire de légiste.
— J’ignore pourquoi, mais je m’en doutais. Vous êtes très blanc. Vous pouvez…
— Ça va aller.
Demectin s’empara du cœur posé sur un pèse-organes, l’enfonça dans un sachet et le rangea à l’intérieur de la carcasse. Elle « rhabillait » le corps.
— Avec le nomogramme de Henssge, la température à 18 degrés de la pièce lors de la découverte du corps, le poids du sujet et la température hépatique, j’estime qu’elle est décédée dans la nuit du mercredi 2 au jeudi 3 mai 2007, aux alentours de minuit, suite à de multiples blessures infligées à la face, au thorax, aux membres inférieurs et supérieurs.
Au fur et à mesure que Demectin expliquait, Vic s’appliquait à suivre les parties anatomiques concernées. Chaque meurtrissure, ecchymose, hématome s’imprimait violemment dans sa mémoire. Le genre d’images qu’on garde secrètement pour soi sans jamais en parler.
— Les lèvres supérieure et inférieure, la dernière phalange de chaque doigt, ainsi que l’extrémité de la langue, deux centimètres environ, ont été tranchées de manière très nette. L’individu s’est servi d’un vieil écarteur de mâchoires, certainement pour éviter qu’elle le morde, alors qu’il sectionnait la chair. L’engin était rouillé. Je crois qu’on utilisait encore ces trucs-là avant l’apparition de la chirurgie maxillo-faciale. À vérifier.
Demectin contourna le cadavre et, par un petit mouvement de la main, invita Vic à s’approcher de nouveau. Mortier, lui, restait au fond de la pièce, appuyé contre le mur carrelé.
— Des squames de peau ont été prélevées au creux de sa main droite, posées probablement par le tueur. Plus que des squames, je dirais carrément de longs morceaux de peau morte, desséchée. Style mue de serpent. Les prélèvements attendent derrière moi. J’ai aussi noté, un peu partout sur son corps – seins, cuisses, pubis −, des traces d’amidon de maïs, une substance que l’on trouve principalement sur la face interne des gants poudrés en latex.
Vic remarqua le tatouage de serpent, sur la cuisse gauche de la victime. Un genre de python, à la gueule grande ouverte et aux crochets bien visibles.
— Ce qui implique que ce fumier a ôté ses gants pour la toucher, précisa Mortier.
— Oui, mais il a bien pris soin d’essuyer les empreintes. Autre détail. Les extrémités de quelques cheveux ont brûlé. Il a dû s’amuser avec un briquet ou quelque chose dans le genre.
Elle se déplaça légèrement et continua :
— À présent regardez, là, au niveau de l’avant-bras droit. Des marques d’injection. Il s’y est repris à plusieurs fois, les agressions externes ont créé un léger hématome. Le sujet devait énormément bouger, en dépit des liens qui l’immobilisaient. Là aussi, les analyses vont partir pour la toxico.
Vic se focalisa sur l’avant-bras marbré de traces violacées.
— Quel genre de produit a été injecté ? Drogue ? Sédatif ?
Chaque fois qu’il ouvrait la bouche, il avait peur de vomir.
Impossible de s’habituer.
— Peut-être un hémostatique. Partout, au niveau des plaies, le sang a coagulé. Le tortionnaire voulait peut-être retarder les saignements.
Vic se tourna vers Mortier.
— Ouais, intervint le commandant. Cet enfoiré a voulu prolonger le plaisir. Et apparemment, il y est arrivé.
Vic s’efforça de jeter un regard vers ce visage réduit en bouillie, cette bouche tordue, maintenue ouverte par la seule rigidité cadavérique. Même morte, cette femme paraissait encore hurler. Avait-elle croisé le diable en personne ?
Le jeune flic tapotait nerveusement ses doigts sur sa cuisse, ne cessant de se demander ce qu’il fichait ici, à l’institut médico-légal. À la première division. À Paris. Dans quelle galère avait-il embarqué Céline ? Il ne pouvait pas échouer, se faire virer, changer de brigade. Que dirait son père ? Pour qui passerait-il, au sein de sa famille de flics ?
— … -ez-vous.
— Pardon ?
Visiblement exaspéré, le légiste fit le tour de la table, attrapa le poignet de la victime et le plaça sous les narines de Vic.
— Otez votre masque et sentez.
Vic s’exécuta.
— Du vinaigre ?
— Il y en a sur une bonne partie de son corps.
Vic cessa de bouger les doigts. Ses mâchoires se crispèrent. La douleur surgissait le long de son avant-bras droit.
— Qu’est-ce… Qu’est-ce que cela signifie ?
Le médecin lâcha un rire moqueur, presque aussi grave que celui d’un homme.
— Mais c’est votre job, mon cher ! Comme c’est à vous d’expliquer cette fichue odeur de putréfaction, sur le lieu du crime !
— Ex… Excusez-moi.
Vic s’éloigna en courant, poussa la porte battante et s’appuya contre le mur du couloir. Il se tenait le bras droit. Un filet de feu se propageait de sa poitrine jusqu’au bout de ses doigts.
Il desserrait à peine les dents quand Mortier le rejoignit. Le commandant lui jeta un regard en coin avant de lui donner la carte du légiste.
— Ses coordonnées, si tu as des questions. Appelle-la n’importe quand, elle est souvent d’astreinte. T’inquiète pas, V8. Ça fait toujours ça, la première fois. T’es pas pire qu’un autre.
Avant de prendre le chemin de la sortie, il tendit un paquet au jeune lieutenant.
— Les photos de scène de crime, si tu veux continuer ton voyage dans l’horreur. Pour la tache noire sur chacune d’elles, fais pas gaffe, il s’agit d’un défaut de pellicule. Garde-les, on a les doubles en numérique de toute façon. Au fait, Demectin te salue et te dit « bienvenue à Paname »…
11. VENDREDI 4 MAI, 02 H 26
Au pied de son immeuble, dans la nuit et le froid, Vic se sentait mal, retourné, traversé par une furieuse envie de boire un verre, quelque chose de fort.
Tout là-haut, au troisième étage, une petite lumière jaunissait la vitre. Le jeune lieutenant s’engagea en silence dans la cage d’escalier, espace confiné et impersonnel qui le dégoûtait déjà.
Céline était assise à table, la tête entre les mains, devant une tasse de thé froid. Elle ne se retourna même pas lorsqu’il entra. Elle avait laissé volontairement une assiette vide et des couverts.
Vic vint enlacer son épouse par-derrière, et enfouit son menton dans le creux de son épaule.
— Ça va, puce ? Hum… Tu t’es parfumée ?
— Ce n’est pas ton cas. Tu sens le… le… le rance.
Elle se leva, l’étrangla d’un regard tout en versant son thé dans l’évier, puis, ondulant dans son parfait kimono bleu, partit dans la chambre.
— Pas possible… chuchota Vic pour lui-même.
Il oublia le verre qu’il aurait aimé boire. Il enleva ses baskets sans les délacer, se déshabilla en quatrième vitesse, jeta à l’aveugle ses habits sur le rameur, plongea sous la douche deux minutes et se faufila sous les draps. Il se colla à son épouse, qui lui tournait le dos, et lui caressa délicatement le bassin, jusqu’à naviguer vers le nombril. Mais elle lui serra le poignet avant de le repousser vers l’arrière.
— Alors la voilà, ma future Vic? Patienter sagement avec un gosse que mon mari rentre à des heures impossibles ? J’attendais ton appel !