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Le jeune lieutenant ferma son logiciel et, torse nu, se massa l’avant-bras droit. Même pas fichu de tenir un flingue correctement. S’ils s’en apercevaient, à la brigade…

Il s’avança vers la fenêtre. Le long de la Seine, sous la lune gibbeuse, la tour de TF1, avec ses quelques bureaux encore allumés, ressemblait à un totem affamé d’images et de rendement. Qui travaillait encore à une heure pareille ?

Il se demanda s’il existait des personnes pour qui cette vue paraissait belle, si réellement on pouvait apprécier ce monde de tôle, de béton et de fumée.

Il observa la forêt d’antennes sur les toits, toutes orientées dans la même direction. L’assassin d’Annabelle Leroy regardait-il la télé, à cette heure-ci ? Avait-il une maison, un appartement, une femme, des enfants ? Saluait-il tous les jours ses voisins en caressant leur chien ? Le soir tombé, s’isolait-il dans une cave pour contempler la vidéo de son ignoble crime ? Se mettait-il alors à fantasmer, là où n’importe qui aurait vomi ?

Hier, à cette heure, ce sadique venait d’officier, après avoir planté une à une plus de cent aiguilles dans le corps d’une jeune femme. Et aujourd’hui, cette nuit, il se tenait replié quelque part, seul détenteur des clés de son meurtre.

Et il leur revenait, à eux, Wang, Mortier, Joffroy, de déchiffrer son délire. Et de remonter son itinéraire de sang.

Un peu désemparé, Vic retourna à son ordinateur, dans l’obscurité du salon, et poursuivit sa quête sur Internet, le verre ballon à proximité. Il adorait fouiner, depuis toujours. Et Internet, pour les fouineurs, c’était vraiment le pied. Dans ce domaine là, au moins, il excellait.

Quelques heures plus tard, les yeux hors des orbites, l’haleine chargée, il naviguait sur un site traitant de la médecine au Moyen Âge.

Un dernier reflux d’adrénaline le maintint encore un temps éveillé, avant que la fatigue l’emporte.

Il partit se coucher, le PC allumé et l’écran figé sur le visage d’un homme ravagé par la maladie.

Sur le site, on parlait de vinaigre. De putréfaction. De lèpre. Et de peste noire.

12. VENDREDI 4 MAI, 08 H 22

En sortant de la Ford, devant la gendarmerie de Lamorlaye, Sylvie Kismet n’en revenait toujours pas.

— Tu te rends compte que… que j’ai reporté mes rendez-vous pour jouer à une chasse au trésor imaginaire ?

Derrière lui, au milieu de la rue, Stéphane regarda passer un cavalier. Lamorlaye était voisine de Chantilly, la capitale du cheval. L’une des rares villes de France où l’on pouvait apercevoir des panneaux « Priorité aux cavaliers » ou du crottin devant les feux tricolores.

— Rien ne t’empêchait d’aller bosser, répondit-il à sa femme. De toute façon, il faudra bien que je me remette à conduire un jour.

— Un jour, oui. Mais pas maintenant.

Ils pénétrèrent dans la gendarmerie. Un jeune brigadier-chef les accueillit. En cette belle journée de congé gâchée à brasser du vent, Sylvie rayonnait dans une jupe légère et un chemisier assorti, vert pomme. Apparemment, le gendarme appréciait les pommes.

Stéphane raconta qu’on venait de voler son vélo et qu’il avait pu noter l’immatriculation du véhicule : 8866 BCL 92.

— Une Porsche, vous dites ?

— Aussi rouge que le vernis à ongles de mon épouse.

Le brigadier Toussard leva des yeux interrogateurs.

— Bizarre, ça, un propriétaire de Porsche voleur de bicyclette.

— Peut-être la Porsche a-t-elle aussi été volée ? intervint Sylvie. Vous pouvez vérifier cela rapidement ?

Elle se sentait honteuse de mentir et trouvait la situation ridicule. Mais après avoir longuement hésité, elle s’était fait une raison et avait préféré accompagner son mari plutôt que de le laisser se débrouiller seul, dans son état. Ensuite, ils iraient dans ce drôle de musée Dupuytren : visiblement, il fallait en passer par là pour que Stéphane comprenne la stupidité de ses investigations.

En pianotant sur son ordinateur, le gendarme demanda :

— Je peux avoir votre adresse, avant ? C’est pour la plainte.

Stéphane la lui donna. Le gradé prit un air soucieux.

— Mince, c’est vous qui…

Gêné, il se racla la gorge et changea de ton pour terminer sa phrase.

— … habitez la bâtisse où on tournait des films d’horreur ?

Stéphane lui adressa un sourire agacé. Il savait que son interlocuteur l’avait reconnu, comme n’importe qui à Lamorlaye : le type responsable de la mort de la petite Gaëlle Montieux, voilà deux mois.

— Les anciens propriétaires louaient cette maison pour des tournages, en effet, mais pas seulement de films d’horreur.

— Gamins, on rentrait dedans et ça nous fichait sacrément les jetons. Surtout le sous-sol, on dirait la maison de Massacre à la tronçonneuse.

— Merci du compliment. Alors, cette plaque d’immatriculation ? Un résultat ?

Toussard se tourna vers Sylvie.

— Pas trop effrayée de vivre dans un endroit pareil ? Avant les tournages, au siècle dernier, c’était un refuge de chasse pour une famille de nobles du coin. On a dû y dépecer pas mal de bêtes…

— Mon mari égorge des humains tous les jours, il leur plante aussi des couteaux au milieu du front. Alors des bêtes dépecées, vous savez…

Le gendarme fronça les sourcils.

— C’est… C’est parce que je fabrique des monstres ou des moulages pour le cinéma et pour des expositions, tenta d’expliquer Stéphane.

Le brigadier sembla rassuré. D’un mouvement ample, il laissa tomber son index sur la touche « Enter ».

Impatient, Stéphane demanda :

— Alors ?

Toussard approcha son nez de l’écran.

— Alors c’est bon, on la tient. Votre fameuse Porsche apparaît bien dans le fichier des immat, mais pas dans celui des véhicules volés.

Sylvie et Stéphane se regardèrent, frappés par la même stupéfaction. Puis Stéphane s’éloigna nerveusement de quelques pas, tout en murmurant :

— Le propriétaire d’une Porsche, qui me pique mon vélo… C’est à peine croyable.

Quelques secondes plus tard, il claqua des doigts et se mit à rire. De plus en plus fort.

— Qu’est-ce qu’il y a de marrant ?

— Sceaux, c’est ça ? Elle habite Sceaux ?

Surpris, le brigadier-chef vérifia que, de là où il était, Stéphane ne pouvait apercevoir son écran.

— Comment vous le savez ?

Question qui fit redoubler le rire de Stéphane. Sylvie haussa les épaules, faisant mine de ne pas comprendre, mais elle savait que son mari jouait la comédie dans l’unique but d’obtenir l’identité du propriétaire.

— Elle a osé ! Bon sang de bonsoir, elle me l’avait dit, et elle l’a fait !

Il se dirigea vers Toussard, en agitant sa main devant lui.

— J’annule la plainte, on laisse tomber ! On laisse tout tomber !

Il tira Sylvie par le bras.

— Viens chérie, on y va !

Le gendarme resta interloqué un instant, puis il demanda :

— Vous pouvez au moins m’expliquer, non ?

Stéphane reprit son souffle, se tamponna les pommettes avec un mouchoir, puis s’adressa à sa femme :

— C’est Caro, une amie d’enfance ! La Baule-les-Pins ! 89 ! Mai 1989 ! On… On avait treize ans ! Un jour, je lui ai piqué son vélo, et… et je l’ai caché dans une vieille remise abandonnée, jusqu’au lendemain ! Sauf que le lendemain, le vélo avait vraiment disparu ! C’était un MBK à dix vitesses, il valait la peau des fesses. Caro m’en a voulu à mort et m’a promis qu’elle se vengerait ! Et elle l’a fait, dix-huit ans plus tard !

Stéphane improvisait avec un rire très communicatif, si bien que le gendarme se mit à rire aussi.