Moh s’appuya sur le bureau. Vic remarqua, sur son bras, derrière le tatouage d’un idéogramme, les lignes d’un tatouage plus ancien, effacé au laser. Un dragon.
— Je crois que je commence à piger, fit Wang. Oh oui, je commence à piger.
Il siffla avant de reprendre :
— C’est un très, très bon, celui-là.
Vic distingua dans leurs prunelles enflammées toute la complicité de ses collègues. Sur combien d’affaires avaient-ils bossé ensemble, combien de coups avaient-ils encaissés, combien de nuits blanches, avant d’en arriver là ?
Joffroy poursuivit :
— Il reste un quart d’heure, le Matador a terminé. Leroy est prête. Alors, rapidement, la morphine n’agit plus. Et là… Tout se réveille. Le feu d’artifice.
Des bras, il mima une explosion. Vic, un peu à l’écart, se rapprocha du cercle de fumée, le visage fermé, et dit :
— Il n’a pas voulu une souffrance progressive.
— Mais il a un cerveau, le V8 !
Joffroy chercha le paquet de cigarettes de son collègue, et finit par en prendre une dans la poche de son cuir. Mais il ne l’alluma pas. Il s’adressa à Wang :
— Depuis tout à l’heure, je me pose une question. Une question qui me ravage tout l’intérieur du ventre.
— Du genre ?
— Est-ce qu’on peut mourir de douleur ? Juste de la douleur, avant la défaillance d’un organe vital ?
Wang le fixa dans les yeux. Son regard devint noir.
— On peut, putain. Je te garantis qu’on peut.
Sa réponse gela l’ambiance. De l’autre côté de la vitre, l’arc d’un chalumeau illumina les locaux. Joffroy broya son gobelet.
— Ce salopard a passé plusieurs heures avec la victime, s’est amusé à apporter un tas de poupées pour bâtir un château de cartes avec, et on a que dalle ! Une ridicule empreinte partielle, quasi inexploitable, sur de la craie. Rien sur les poupées, pas de témoin ! Enfin, pas encore.
— On a un espoir ?
— Ouais, on a retrouvé des cadavres de bouteilles sur le parking de l’entrepôt d’en face. D’après les studios de cinoche, un clodo traînerait dans le coin, presque tous les jours. On le cherche.
— Et pour ses quelques cheveux, légèrement brûlés ?
— Le trou noir. Elle s’est peut-être cramée elle-même au séchoir électrique ? Ou alors, ce sadique s’est amusé avec un briquet. Qui sait ?
— Concernant les squames de peau dans sa main, du neuf ?
— C’est en cours. Faut pas trop en demander à la Scientifique, parce que dès que ça touche à l’ADN…
Joffroy s’installa devant son ordinateur et consulta ses mails. Vic désigna le thermos de café.
— Je peux ?
— T’es fou ou quoi ?
Ravi de son effet, il dit enfin :
— Vas-y, je ne voudrais pas passer pour le méchant de service, le genre qui met du PQ mouillé dans un tiroir. Mais la prochaine fois, rapporte le tien. Au fait… Moh m’a parlé de ta femme. Je peux voir ?
— Voir quoi ?
— Une photo ? T’as bien ça sur toi, non ? Entre collègues, on se montre toujours les photos de nos femmes. C’est la règle.
Vie sortit une photo d’identité de son portefeuille.
— Oh putain ! s’exclama Joffroy. Je comprends pourquoi Moh t’a à la bonne. Toi, t’aurais jamais dû faire ce métier, mon gars.
— Pourquoi ?
Il attrapa l’une de ses biscottes et ouvrit son pot de caramel.
— Des meufs de sa classe, ça se materne. C’est elle qui t’a forcé à arrêter de fumer le jour de ton mariage ?
Vic fusilla Moh du regard.
— On va dire que c’était nous deux.
— Tu fumeras à nouveau, bientôt.
— Aucun risque.
— Tu fumeras.
Vic Marchal se versa un café, et annonça :
— En attendant, j’ai fait pas mal de recherches, cette nuit.
— Sur quoi ?
— J’ai déniché des choses intéressantes qui pourraient expliquer la présence du vinaigre. Et ce matin, un ami médecin passionné d’histoire m’a confirmé l’info.
Joffroy releva un sourcil.
— Vas-y, expose-nous ta démonstration de jeune premier. On ne sait jamais.
— À force de fouiner, je suis tombé sur un traité datant de 1839, La Médecine et la chirurgie des pauvres. Pour se protéger de la peste, il fallait s’entourer de vapeurs alcooliques ou de vinaigre blanc. On enduisait avec du vinaigre le courrier, les poignées de porte, tout ce qui entrait en contact avec la peau. On parle aussi du « vinaigre des quatre voleurs ». Une bande de malfrats qui, durant la grande épidémie, réussissaient à piller les maisons infectées parce qu’ils se frottaient la peau avec du vinaigre.
D’un léger mouvement des talons, Joffroy se propulsa avec son siège vers l’arrière.
— La peste ? Tu t’avalerais pas trop de Vargas, toi ?
Wang fronça les sourcils.
— Vargas ? C’est quoi ? Un médicament ?
— Vargas, tu connais pas, Moh ? Les polars !
— Voilà précisément ce que je me suis dit, reprit Vic. On n’est pas dans un roman. Dans un monde comme le nôtre, la piste de la peste est complètement aberrante. Alors je me suis intéressé au vinaigre, en lui-même. Un produit qu’on utilise tous les jours, mais bourré de propriétés chimiques. Tu sais pourquoi il était efficace contre la peste ?
— Parce que la peste n’aimait pas le vinaigre ?
— Tu ne crois pas si bien dire. Le vinaigre est un antiseptique, il tue les bactéries sur la surface externe du corps, ou, tout au moins, empêche leur prolifération. Les Égyptiens en enduisaient leurs morts pour retarder la putréfaction, car celle-ci est due, justement, à la multiplication des microbes.
— Ça fait un bail que j’ai plaqué l’école. Et alors ?
— On pourrait penser qu’en recouvrant le corps de vinaigre, le Matador voulait repousser la putréfaction pour… je ne sais pas… nous tromper peut-être sur la date du décès.
— Ouais. Sauf que la puanteur présente sur le lieu du crime ne provient pas de la victime.
— Exactement ! C’est donc que le Matador l’a amenée avec lui, sur lui.
— On a un scoop, Moh. Et ?
— Ce que je vais dire risque de paraître dingue. Mais il n’y a pas, en France, trente-six maladies qui provoquent une odeur pareille sur un vivant.
Joffroy plissa les yeux.
— Tu penses à la gangrène ?
Vie acquiesça.
— Gangrène, amputations, acrotomophilie… Vous voyez le rapport ?
— Ouais, mec ! s’enflamma Wang en faisant craquer les jointures de ses deux poings.
Pour la première fois, Vic se sentait à sa place face à ses collègues. Fièrement, il envoya :
— Le rapport est mince, mais il existe. Lors de mes recherches sur les devotees, j’ai découvert que certains fétichistes allaient jusqu’à s’amputer eux-mêmes parce qu’ils étaient incapables d’assouvir leurs fantasmes sur d’autres.
— On n’est jamais mieux servi que par soi-même, embraya Wang. Et je vois mal quelqu’un se pointer à l’hôpital et dire : « Bonjour, vous me coupez le bras s’il vous plaît ? C’est ce qui me fait bander. »
Il lança son mégot par la fenêtre.
— Et donc, le type se serait zigouillé un membre, à la sauvage ?
— C’est envisageable, non ? Sans le matériel adéquat, les soins, les médicaments, son membre amputé a dû s’infecter, jusqu’à se nécroser. D’où l’odeur infecte.
— Pourquoi le vinaigre sur Leroy, alors ? demanda Joffroy dans un craquement de biscotte.
Vic secoua la tête.
— J’en sais rien. Peut-être qu’il l’a touchée, caressée avec son extrémité gangrenée, et qu’il ne voulait pas laisser de sa… pourriture pour nos analyses. Le vinaigre a détruit les bactéries, enlevé toutes les traces.