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Joffroy enchaîna :

— Ou alors, il préférait peut-être garder sa victime pure. Toucher un territoire vierge de toute salissure, de toute souillure. La pourriture de sa gangrène le dégoûte peut-être.

— Ça se tient, mon cochon. L’odeur, les fragments de peau morte, cette poupée avec son bras coupé. Ça explique aussi pourquoi il possède de la morphine. Comment il connaît si bien les dosages. Il s’en injecte pour supporter sa propre douleur. Parce que la gangrène, ça doit sacrément faire mal.

— Surtout gazeuse ou humide. Les tissus gonflent, suintent et se décomposent.

Joffroy se jeta sur son thermos.

— Il me faudrait un truc plus fort que mon jus.

— Ça existe ?

— Genre alcoolisé, je voulais dire. Et si t’es pas content, tu le bois pas.

Vic avala sa boisson en une gorgée.

— T’as une idée du type d’assassin auquel on a affaire ? demanda-t-il.

Joffroy enfila son cuir écaillé et fit un signe de tête à Wang, l’incitant à le suivre.

— Ouais. Un beau taré, avec beaucoup d’humour.

— Joli résumé. Et maintenant… On fait quoi ?

— Il te faut une nounou ? Le commandant n’est pas arrivé, on se bouge. Wang et moi, on va faire la tournée de la clientèle de Leroy. Cuisiner ses anciennes relations dans le milieu du film porno, aussi. Toi, tu prends deux ou trois gars et tu te paluches les hôpitaux, les cabinets médicaux, les pharmacies. Vois pour la morphine, mais surtout pour la gangrène. Un mort vivant qui laisse derrière lui une puanteur de bête crevée ou se balade avec un bras tout violet, ça ne doit pas passer inaperçu.

Avant de sortir de la pièce, Joffroy se retourna une dernière fois.

— Eh, V8 ?

Vic releva le front.

— Quoi ?

— Tu touches plus à mon café. D’accord ?

14. VENDREDI 4 MAI, 14 H 09

Stéphane s’étonna de la facilité avec laquelle ils parvinrent à pénétrer dans le centre de recherches biomédicales, au sein de l’université Pierre et Marie Curie, dans le 6e arrondissement. Il s’attendait au moins à une entrée privée, avec gardien, mais l’institut était en fait directement accessible depuis la rue de l’École de Médecine.

Accompagné de Sylvie, il avançait sous de larges arcades, majestueuses, longeant un jardin en pleine floraison. La lumière pleuvait dans le carré de verdure, révélant des tons froids tirant vers le bleu, comme ceux d’un bloc opératoire. Le couple s’arrêta devant des panneaux indiquant les directions des amphithéâtres, de l’académie de chirurgie, de l’institut de formation doctorale.

— C’est par là, annonça Stéphane, l’index sur les lettres du mot « Dupuytren ». Le musée d’anatomie pathologique.

— Et cet endroit t’est familier ?

— Absolument pas.

— Pourtant, il devrait. C’est pas si différent de Darkland… Des monstres, et encore des monstres.

— Désolé. Je connais un tas d’autres musées, mais pas celui-ci, je te le garantis.

Ils avancèrent silencieusement, lui devant, elle derrière. Stéphane désigna une autre inscription.

— Université Marie Curie… John Lane, alias Hector Ariez, habite le quartier Marie Curie. Étrange, non ? Deux lieux consécutifs où l’on se déplace en rapport avec mes rêves, et deux fois Marie Curie.

— Où que tu ailles, tu as toujours une rue ou une place Marie Curie. Tu ne vas pas recommencer avec tes coïncidences, j’espère.

Elle lui envoya un léger coup de coude.

— Je plais encore. L’étudiant qu’on Vient de croiser…

— Le grand brun au regard de braise ?

— En personne. Il s’est retourné sur moi, à deux reprises.

— Si tu l’as vu se retourner, c’est que tu t’es retournée aussi.

— Jaloux ?

— Pas du tout.

— Avant, tu m’aurais dit oui.

Le claquement de leurs pas se perdit sur les dalles en ciment. Ils doublèrent une statue à l’effigie de la Mort, drapée d’un voile blanc, symbole de l’humour si particulier du corps médical. Encore une fois, Sylvie se demanda la raison de sa présence dans un endroit aussi glacial et académique. Devant eux se dressait à présent, sous l’enseigne « Musée Dupuytren », une porte en bois, assez quelconque, à côté de laquelle était accrochée une affiche annonçant : « Exposition sur John Merrick et la fibromatose, du 2 avril au 31 mai 2007 ».

— John Merrick… John Lane…

— John Fitzgerald Kennedy, John Malkovich, John Lennon… Tu en veux d’autres ?

Stéphane n’insista pas et poussa la lourde porte. L’établissement était ouvert au public. Ils payèrent leurs cinq euros d’entrée.

Bien évidemment, si tôt dans l’après-midi, seuls deux ou trois étudiants hantaient ce sinistre endroit dédié aux monstres.

— On projette un documentaire inédit sur la vie de John Merrick – Eléphant Man – à 16 h 00, expliqua le conservateur du musée.

— On n’est pas venus pour voir un documentaire, rétorqua sèchement Sylvie.

— Dommage. Le film souligne très bien deux éléments importants. D’abord, comment la nature a donné à cet homme une grande intelligence pour compenser le tort qu’elle lui avait fait. Ensuite, que c’est la société qui crée les monstres, et non la maladie.

Achille Delsart, comme l’indiquait son badge, leur tendit un billet à chacun. Stéphane se mit à scruter le sien, le manipulant avec nervosité.

— Regarde ! Identique à celui de mon rêve ! Jaune, avec le tampon Dupuytren ! Impossible !

— Tu le dis toi-même, ce n’est pas possible.

Elle s’adressa de nouveau au conservateur, occupé à classer des photos.

— Dites ! Le type qui m’accompagne, l’avez-vous déjà vu ?

Le jeune homme en blouse blanche considéra Stéphane et haussa les épaules.

— Je travaille ici depuis seulement deux ans, beaucoup de monde visite le musée. L’expo sur Eléphant Man est un franc succès.

— Ça a l’air.

— Il ne peut pas vous le dire lui-même ?

— Merci bien, euh… Monsieur Delsart.

Stéphane s’approcha du conservateur et jeta un coup d’œil sur les photos.

— Siamoises pygopages, fit-il d’un air intéressé. Attachées l’une à l’autre par le bassin et le bas de l’épine dorsale.

Achille Delsart lui adressa un regard intrigué.

— Vous vous y connaissez remarquablement.

Stéphane sourit et désigna du doigt un autre cliché.

— Une fillette avec quatre bras et quatre jambes ? Là, j’avoue que je cale.

— Elle est née en 2005, elle souffre d’une malformation très rare appelée ischiopagus. Je me suis rendu dans son village du Bihar, en Inde, l’année dernière, pour la voir.

— Ça fait un bout de route.

— Mais ça en valait la peine. Là-bas, les habitants croyaient qu’elle était la réincarnation de la déesse de la fertilité, Lakshmi. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle s’appelle.

Sylvie soupira et tira Stéphane par le bras.

— Si je dérange, tu me le dis. Et maintenant, que fait-on ?

— A ton avis ?

— D’accord… Pourquoi, depuis qu’on se connaît, tu m’emmènes toujours dans des endroits bizarres ?

— On aime tous le bizarre.

— Je préfère Venise.

— Les monstres représentent pourtant la rencontre du scandaleux et de l’obscène, ils concilient l’inconciliable, ils sont l’association des contraires. Ils me fascinent, comme ils te fascinent, toi aussi, que tu le veuilles ou non.

— Vachement intelligent comme tirade. Elle sort d’où ?

— Le cadre, devant toi.

Ils s’engagèrent dans une salle remplie d’étagères, sur lesquelles vieillissaient, derrière les vitrines, des centaines de membres de squelettes ou de pièces en cire. Sylvie s’approcha, les doigts sur la bouche. C’était dégoûtant, bien plus répugnant que les moulages de Stéphane, car ici, presque tout était réel. Il s’agissait de personnes qui avaient vécu, supporté la maladie, et surtout souffert. Elle tourna la tête vers un ensemble de mâchoires déformées. Des lésions en plâtre, en bois sculpté, en cire, représentaient des pathologies aux noms imprononçables. Le squelette complet d’un homme atteint d’ostéopériostite pianique, avec des tibias en lame de sabre. Puis, encore, des syphilis osseuses, des kystes gliomateux, des bassins dystociques, des tuberculoses ostéo-articulaires, des ostéomyélites chroniques, des cals vicieux, des ostéosarcomes pulsatifs. Tout ce que la nature pouvait produire en horreur, en violences de chair, paradait ici, à Dupuytren.