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— Et tu sais, le pire ? C’est qu’à la radio, ils recherchaient un suspect en fuite. Avec des caractéristiques physiques exactement comme les miennes ! C’était moi, ce gars, je m’étais rasé le crâne certainement pour pas qu’on me reconnaisse.

Il attrapa l’épaule de sa femme et murmura :

— La petite Mélinda, j’ai dû me trouver là quand… quand on l’a tuée… J’ai sûrement vu quelque chose.

Il plaqua sa nuque contre l’appuie-tête en fermant les yeux.

— Ou alors… C’est moi qui l’ai tuée. Encore une coïncidence, encore un accident… Bon Dieu. Je suis peut-être sur le point de comprendre ce que je n’ai jamais compris de toute ma vie, de prouver que je ne suis pas un taré. Tu ne crois pas que tout ceci en vaut la peine ?

15. VENDREDI 4 MAI, 16 H17

C’était un petit cimetière surplombé par une rangée de cyprès magnifiques. À cette heure où le calme régnait aux alentours, on entendait les oiseaux chanter avec allégresse.

Stéphane s’engagea dans la sixième allée. Son cœur battait dans sa poitrine, comme à chaque fois qu’il s’aventurait ici en cachette, à quelques centaines de mètres seulement du domaine. Face à lui, sur la surface de marbre gris et blanc, le nom lui fit l’effet d’une coupure au scalpel. « Gaëlle Montieux -1997-2007 ».

Rien de pire à contempler qu’une tombe d’enfant. La sépulture était recouverte de plaques, de vases, de témoignages d’amour. Deux mois après le drame, la mère venait encore chaque jour, vers 17 h 30, et restait là, de longues minutes, à maudire la vie. À maintes reprises, Stéphane avait dû faire demi-tour, de peur de la croiser, de l’affronter.

Quant au mari, on ne le voyait plus.

Sa gerbe de roses blanches déposée l’avant-veille avait disparu, jetée par la mère, probablement. Cette fois, il disposa dans un vase un bouquet de chrysanthèmes mauves. Soudain son portable sonna. Stéphane l’attrapa en catastrophe et coupa le son. Everard, le producteur du Vallon de sang, venait sans doute aux nouvelles pour la prothèse de Martinez. Il éteignit sans répondre et resta quelques minutes à se recueillir.

Enfin, il remonta le col de sa veste et rejoignit l’entrée du cimetière. Là, il observa loin devant, sortit un dictaphone de sa poche, hésita longuement, puis, tout en le remettant à sa place, se mit à marcher d’un pas rapide. Sylvie pensait qu’il se promenait, le long des paddocks, en lisière de la forêt. Mais l’heure était venue pour lui d’affronter le pire. Et de chasser ces horreurs de sa tête, une bonne fois pour toutes.

Il s’engagea sur l’avenue de la Libération puis remonta, le long de la N16, les deux kilomètres qui le séparaient du virage maudit. Là où son capot avait effacé le sourire d’une môme de dix ans. Là où, depuis le drame, il n’était plus jamais passé en voiture.

Il arrivait presque. La route commençait à descendre et à tourner, le virage prenait forme. Derrière, au loin, Lamorlaye semblait emmitouflée dans un linceul de verdure. Et devant, s’ouvrait un arc de bitume sombre, pareil à une faux. Puis, une borne N16 blanche et jaune. Juste là.

Tremblant, Stéphane relut avec précaution sa feuille de papier. Le rapport de gendarmerie indiquait que le choc avait eu lieu à dix-huit mètres de la borne, exactement.

Stéphane s’enfonça dans les bois pour essayer de retracer précisément le trajet de sa voiture, tel que la végétation déchirée en cet endroit le lui suggérait. Même deux mois plus tard, les branches cassées et les arbustes arrachés jonchaient encore le sol. La nature se refusait à oublier.

Il aperçut enfin le petit chemin de terre noté sur le rapport. D’après les autorités, la fillette et ses parents terminaient leur randonnée, de Chaumontel à Lamorlaye. Un sentier qu’ils pratiquaient plusieurs fois par an.

Puis il vit l’arbre, et sentit son cœur se serrer de tristesse. Ce hêtre à l’écorce scarifiée, saignant encore des morceaux de ferraille broyée. Stéphane manqua de faire demi-tour mais il continua à avancer.

Ses doigts effleurèrent le tronc glacial. Et tout remonta, d’un coup. Il se plia en deux.

L’impact n’avait pas pardonné. Depuis la route, son véhicule avait chassé sur le bas-côté, dévalé la pente, croisé ce chemin puis tué la fillette devant le regard de ses parents. Ensuite, choc latéral contre un arbre, torsions de tôle, déclenchement de l’airbag de la Mercedes. Stéphane avait alors regardé ses deux mains ensanglantées, avant de sombrer. Ce jour-là, il ne roulait pas en Ford, comme à son habitude, sinon, lui aussi serait mort. Une chance incroyable d’avoir pris l’autre voiture, avait-on dit.

Une chance incroyable…

Il ferma les yeux, plaça ses mains sur ses oreilles. Et se mit à hurler. Ces images ne cessaient de le hanter. Devenait-il réellement dingue ? L’avait-il toujours été ?

Il s’enfuit, au bord des larmes.

Il remonta péniblement le raidillon vers la nationale et se traîna jusqu’à la borne N16. Là où, d’après les gendarmes, il avait commencé à freiner. Il se baissa vers l’asphalte, juste à l’endroit des traces de pneus, encore nettement visibles. En pleine courbe. Les marques s’étendaient sur trois mètres, avant que la voiture quitte sa trajectoire.

Stéphane revivait chaque seconde de son accident. Et chaque seconde précédant son accident. Pour la gendarmerie, et à la vue des traces caractéristiques sur le bitume, il avait appuyé sur la pédale de frein en voulant éviter un cerf ou un sanglier. Il était courant que les animaux sauvages traversent la route à cet endroit, comme l’indiquait le panneau de signalisation.

Mais Stéphane n’avait vu ni cerf, ni sanglier. On prétendait que le choc, le traumatisme crânien, lui avait fait perdre la mémoire. Mais lui était certain du contraire. Il n’avait rien vu.

Il fixa encore le sol, attentivement, puis les alentours. Rien, aucun élément prouvant qu’il n’était pas fou, taré, allumé. Il avait bien freiné sans raison.

Il s’enfonça dans le bois et retourna auprès de l’arbre, par le petit sentier. Là, il s’assit par terre et empoigna le dictaphone numérique. Il chercha parmi les fichiers, jusqu’à tomber sur le bon : une séance d’hypnose menée par un ami, datant d’environ un mois et demi, le 18 mars 2007. Quelques jours après sa sortie de l’hôpital. Pour la première fois, il la réécouta.

« … La voiture part sur le côté ! Je crie, je…

— Stop ! Ma voix, tu écoutes seulement ma voix. On revient légèrement en arrière. Juste avant ton coup de frein. D’accord ?

— D’accord.

— Donc, tu es en train de rouler. Tu quittes Lamorlaye, t’engages sur la nationale 16. Ensuite ?

— J’ai mis la radio. C’est Nothing Else matters. J’adore cette chanson.

— Tu es détendu, ce jour-là ?

— Très. J’ai rendez-vous avec un chef décorateur et un producteur, pour une grosse commande. Le ciel est bleu, il ne fait pas froid. Je roule les fenêtres ouvertes.

— Bien. Tu atteins presque le virage, il est à une dizaine de mètres. À combien roules-tu ?

— Soixante-cinq à l’heure, environ. Je… Je croise une voiture qui roule vite.

— Quel genre de voiture ?

— Je ne sais plus.

— Ensuite ?

— Je ralentis encore. Je suis dans la montée, et… je vais aborder le virage.

— Très bien. Et là, que fais-tu ?

— Je… Je vois une borne jaune et blanche, sur la droite. Elle… Elle indique N16 ! N16 ! Je me mets à freiner ! J’appuie sur la pédale, de toutes mes forces !

— Pourquoi ? Pourquoi tu te mets à freiner ? Qu’as-tu vu d’autre derrière ou devant la borne N16 ? Regarde bien Stéphane. Regarde bien.