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— Rien. Il n’y a rien d’autre. Juste la borne kilométrique.

— D’accord, juste la borne. Pourquoi tu freines ?

— Je ne sais pas. Je ne sais pas !

— On revient un peu en arrière. Tu roules tranquillement… Tu écoutes la musique… Tu aperçois la borne… Et là, tu appuies sur la pédale de frein, de toutes tes forces. Pourquoi ?

— Parce que je…

— Parce que quoi ?

— Parce que je me suis vu freiner ! Je me suis vu freiner à cet endroit, alors j’ai freiné !

— Quand t’es-tu vu freiner ?

— Je… Je n’en sais rien…

— Dans un rêve ?

— Non. Je ne me souviens jamais de mes rêves.

— Jamais jamais ?

— Jamais.

— Tu t’es vu freiner en vrai, alors ? Une impression de déjà-vu ?

— Je… Je ne sais pas. Je ne sais pas !

— Tu te réveilles Stéphane ! »

Stéphane arrêta le dictaphone et le laissa tomber dans la terre, à côté de la photocopie du rapport de gendarmerie. Sa casquette était trempée de sueur.

Il demeura silencieux, insensible aux éléments qui l’entouraient. Ne restaient que le crissement d’un coup de freins, et les couleurs jaune et blanche de la borne.

Il se leva brusquement, traversé par un ressac d’adrénaline.

Il regarda sa montre, et se mit soudain à courir.

Il pourrait encore arriver à temps.

Elle était bien là, debout, serrée dans une longue veste noire qui lui descendait jusqu’aux chevilles. Ses épaules voûtées, le mouvement désordonné de ses cheveux dans son cou la Vieillissaient considérablement. À quarante ans, la mère de Gaëlle Montieux se retrouvait privée du sens de sa vie.

Dans leur vase, les chrysanthèmes frémissaient, beaux dans la douleur qu’ils manifestaient.

La femme se retourna vers Stéphane, puis plongea à nouveau son regard vers la tombe.

— Les fleurs… Je savais que c’était vous. J’ai toujours su…

Elle gardait les yeux fixés sur la plaque de marbre, sans pleurer. Après quelques secondes de silence, Stéphane osa enfin demander :

— Madame Montieux… J’ai besoin de savoir… Quelque chose d’important pour moi… De très important… Dans le rapport de gendarmerie, il… il était stipulé que vous pratiquiez le sentier plusieurs fois par an, avec votre mari et…

— Que voulez-vous ?

Ton sec, tranchant. Stéphane ramassa un chrysanthème et le remit bien en place. Il continua, sans oser la regarder :

— Dites-moi si la borne jaune et blanche, dans le virage, vous suggère quelque chose.

Eva Montieux s’accroupit devant la sépulture, en caressa la surface lisse.

— Un ami détective a enquêté sur vous, dit-elle.

— Sur moi ? Mais…

— Sur des choses qu’on ne trouve pas dans les rapports de police, des éléments qui n’intéressent pas les gendarmes, mais qui moi m’intéressaient. Votre passé.

Stéphane crispa ses doigts sur son jean taché de latex.

— Mon passé ? Mais… Mais pourquoi ?

— Je voulais tout connaître de l’assassin de ma fille. Où vous viviez avant, le prénom de vos parents, votre métier, vos passions. Et pourquoi votre fichue bagnole se trouvait là, à ce moment-là.

— Vous… Vous ne savez rien de moi…

— Ça fait mal d’être un enfant adopté ?

Elle leva sur lui ses pupilles enflammées.

— Vous prétendez toujours que je ne sais rien ?

Stéphane sentit le sol se dérober sous ses jambes. Elle venait de le poignarder.

— Dans mon malheur, il y a néanmoins quelque chose qui me rassure, dit-elle avec beaucoup de dureté dans la voix. C’est le fait que jamais vos enfants ne vous verront vieillir, puisque vous ne pouvez pas en avoir. Il y a une justice, quelque part.

Stéphane se mordit l’intérieur des joues, les larmes montaient dans ses yeux.

— Mes dossiers médicaux, ma stérilité. Comment vous…

La femme arracha un à un les pétales d’un chrysanthème.

— Avec l’argent, on peut briser des montagnes, vous le savez bien. Et si on parlait de la petite Ludivine Coquelle ?

— Non, je…

— Juillet 1992, vous aviez quinze ans. Vous vous rappelez ? La voie de chemin de fer, à Coye ? Seulement à quelques kilomètres de Lamorlaye. Oui, bien sûr. Comment oublier ?

— Arrêtez !

— Et en 95 ?

— Arrêtez, je vous dis !

Elle serra son poing sur les pétales. Un démon l’habitait.

— Juillet 1995. Vous venez d’obtenir le permis, et déjà un accident ! Vous faites une sortie de route et vous vous enfoncez dans un champ, ravageant une clôture et tuant deux moutons. Pas de victimes humaines, cette fois, mais aucune explication logique à votre freinage. « Vous pensiez qu’il y aurait quelqu’un », selon vos explications. Cela vous vaudra quelques séances chez un psychiatre, ainsi qu’un traitement médicamenteux. En 98, vous tirez la sonnette d’alarme dans un train et sautez en marche, sans raison. Vous vous retrouvez à l’hôpital, en morceaux, mais miraculeusement vivant. De nombreux passagers n’ont malheureusement pas eu cette chance… Ils sont morts à cause de vous ! Car en actionnant le signal d’alarme, vous avez entraîné un dysfonctionnement des freins et provoqué le déraillement du train !

La justice vous fichera rapidement la paix, mais à nouveau le psy, les traitements. Quel lourd passé psychiatrique… Qu’en a pensé votre femme ?

Stéphane bondit et se retint de lui serrer la gorge.

— Assez ! Assez, vous m’entendez ?

— Qui êtes-vous, Stéphane Kismet ? Mais qui êtes-vous donc pour être impliqué dans tant de drames ?

Il secoua la tête.

— Je n’en sais rien. Je vous jure que je n’en sais rien.

Elle considéra de nouveau la tombe, sans plus de haine, vidée de tout.

— Votre vie est jalonnée par des accidents incompréhensibles, et ma fille en fait désormais partie. Pourquoi elle ? Pourquoi votre destin est-il venu se fracasser contre le sien ?

Stéphane s’essuya les yeux du dos de la main.

— J’aimerais tant le savoir.

— C’est cela que je n’arrive pas à comprendre… Ma fille croyait énormément en Dieu, elle priait chaque jour, elle… elle aurait dû vivre. Et vous, croyez-vous seulement en Dieu ?

— Comment pourrais-je croire en Dieu ?

Il ajouta, après un silence pesant :

— Je n’ai jamais mis les pieds dans une église.

— Pourquoi ?

— Parce que… Parce que je ne peux pas.

— Le diable non plus ne peut pas entrer dans une église.

Plus un seul murmure dans le cimetière. La nature semblait retenir son souffle. Eva Montieux se força à sourire, alors qu’une larme mouillait sa joue.

— Quand… Quand on revenait de randonnée, avec Luc et… Gaëlle, on allait toujours voir une rivière dans la forêt, une petite rivière censée porter chance. À trois, on y allait toujours à trois.

Elle étouffa un sanglot, avant d’ajouter :

— Je me suis répété le scénario des centaines et des centaines de fois.

Stéphane aurait aimé lui prendre la main, la soulager un peu, mais il resta figé. À ses yeux, il serait toujours le monstre qui avait fauché sa gamine.

— Quel scénario ?

— Celui de l’accident.

— Expliquez-moi.

— On marchait dans le bois, à quelques mètres de la nationale. La borne, là où on traversait toujours pour rejoindre la rivière, était à une vingtaine de mètres de nous. On allait bientôt l’atteindre quand Gaëlle nous a demandé de nous arrêter, parce qu’elle devait refaire son lacet. Alors, on s’est regroupés, avec mon mari, à côté de l’arbre que… que vous avez percuté. Elle a eu du mal à enlever un nœud, ça lui a bien pris une minute. C’est à ce moment-là, quand elle terminait enfin son lacet, qu’on a entendu votre horrible coup de frein. Si… Si Gaëlle n’avait pas eu à refaire son lacet, nous nous serions probablement trouvés au milieu de la route, quelques mètres après la borne où vous avez commencé à freiner.