Il se déplaça jusque dans la chambre, minuscule cube de plâtre et de tapisserie verte à rayures jaunes. Il amplifia le son du téléviseur accroché au mur, au-dessus d’un petit placard.
Il s’approcha d’un lit double, recouvert de draps d’hôtel et d’un horrible édredon blanc. Même au maximum, le son couvrait péniblement les halètements et les cris sans équivoque qui émanaient des chambres voisines.
Dehors, des tronçonneuses hurlaient, des arbres chutaient dans un fracas assourdissant.
Stéphane s’assit sur le matelas. Face à lui, sur le mur, était inscrit de sa propre écriture : « Rester loin de Mélinda », « Surveiller Sylvie ». En dessous, plus à gauche : « Fuir avec Sylvie loin de la maison, tout de suite », « Ignorer les rêves ». Puis encore : « Tes messages BP 101 », « Noël Siriel »…
Stéphane releva brusquement la tête vers le tube cathodique. Les informations locales.
Lentement, il souleva le Sig Sauer et fourra le canon dans sa bouche. Le métal claqua sur ses incisives. Son index tremblait sur la gâchette. Il retira l’arme et cracha un filet de bile, plié en deux. Quelques secondes plus tard, il fracassa le flingue contre le placard.
A côté de son portable éteint, d’un masque en latex et d’une tondeuse à cheveux, il attrapa la photo de sa femme Sylvie, tirée avec un vieux polaroïd, d’après le format, et la caressa. Son épouse ne souriait pas, la colère dévorait ses yeux, encadrés d’une coupe garçonne, très courte. Elle qui avait toujours eu les cheveux longs faisait peur à présent.
Stéphane reposa la photographie et s’empara d’un tas d’autres clichés, tachés dans le coin à gauche par un défaut de pellicule. Qui pouvait bien utiliser encore des appareils argentiques aujourd’hui ?
On y voyait du sang, partout. Des matelas imbibés, des oreillers baignant dans un rouge poisseux. Puis, soudain, un visage. Ou plutôt, de la bouillie. La mâchoire écartelée, brisée. Plus de lèvres, ni de langue. On avait aussi coupé les doigts. À observer le corps, les tatouages nouvelle génération sur les seins et les fesses, la femme mutilée paraissait très jeune.
Stéphane écrasa la photo dans le creux de sa main.
Des scènes comme celle-là s’étalaient par dizaines tout autour de lui.
Des claquements de portières le ramenèrent à la réalité. Arme au poing, il se rua vers la fenêtre. Rien d’alarmant, juste deux jeunes chargés de sacs à dos, en route pour l’hôtel. L’un tripotait les fesses de l’autre, au visage brûlé. Rassuré, Stéphane se décida à allumer son téléphone portable.
Écran brisé, presque en miettes. Stéphane se rendit dans son répertoire, appuya à plusieurs reprises sur les flèches et composa un numéro. Une voix d’homme résonna dès la première sonnerie.
— Stéphane ?
— Oui…
— Qu’est-ce que tu fiches, bon Dieu ? Où es-tu ? La police te recherche partout !
Faible, presque chancelant, Stéphane peinait à tenir son téléphone.
— C’est… C’est la troisième fois d’affilée que… je dors sans faire de rêves.
De l’autre côté de la ligne, la voix haletait.
— Tu dois te rendre ! Je vais t’aider ! Je te promets que je vais t’aider ! On va te sortir de là, ensemble !
Stéphane saisit de nouveau le portrait polaroïd de Sylvie et se remit à caresser son visage, ses couleurs de vie.
— Comment va ta femme ? demanda-t-il d’une voix morne.
Un long silence.
— C’est… C’est difficile… Elle… Merde… Je devrais être avec elle, en ce moment.
Stéphane soupira.
— Va la rejoindre. Ou tu le regretteras toute ta vie. Fais ce que je te dis, pour une fois. Et va la rejoindre.
— Je ne peux pas, Stéphane, je ne peux pas… C’est dingue comment la mort peut s’abattre si subitement, comment les destins peuvent changer pour un rien. Quarante-six ou quarante-sept, qu’est-ce que ça change ?
— D’autant plus qu’il n’y en a jamais eu quarante-sept.
— Je hais la science et toutes ces conneries. Merde, pourquoi tu n’as pas su empêcher ça ?
— J’ai essayé, Victor. Je te garantis que j’ai essayé.
— Tu aurais dû faire plus. Tu aurais dû…
— J’aurais dû quoi ? Kidnapper une femme enceinte ? Je te rappelle que c’est toi qui… as fait que ça s’est produit !
On cogna à la porte. Stéphane raccrocha précipitamment.
Il empoigna le Sig Sauer, se coiffa de son masque en latex et se précipita vers l’entrée, sans bruit. Sauf que, derrière lui, la télé hurlait.
— Il va baisser le son, le connard ? gueula une voix. On se croit seul au monde ?
D’autres voix s’ajoutèrent à la première.
— La chambre 6 ? s’écriait-on de l’autre côté. Mais… il n’y a personne normalement ! C’est quoi ce bordel ?
Un bruit de clé. Quand la porte s’ouvrit, Stéphane fonça, l’arme à la main. Les ombres estropiées s’écartèrent.
Dehors, il se retourna une dernière fois vers l’hôtel, sa pancarte branlante, « Les Trois Parques », avant de disparaître dans la forêt.
19. VENDREDI 4 MAI, 18 H 31
Stéphane allait et venait dans Darkland, le portable collé à l’oreille. Sylvie décrocha à l’autre bout de la ligne.
— Stéphane ?
— Où est-ce que tu es, chérie ? Dis-moi où tu es !
— Chez le coiffeur, c’est noté dans la cuisine. Tu as vu mon message, au moins ?
— J’ai vu ! Justement ! Je…
— Il ne va pas tarder à me coiffer. Si tu pouvais éviter de crier dans le téléphone.
— Je ne veux pas que tu te fasses couper les cheveux !
— À quoi tu joues ?
— Ne te les fais pas couper, d’accord ?
Stéphane entendit une voix masculine. Quelqu’un parlait à Sylvie. Elle répondit qu’elle arrivait, avant de murmurer :
— Qui t’a dit que je voulais me les faire couper ? Depuis qu’on se connaît, ça n’est jamais arrivé. Je suis là pour une simple égalisation.
Sylvie s’adressa un instant à son coiffeur, avant de poursuivre la conversation :
— Tu voudrais vraiment que je me les coupe court ? Cela te ferait plaisir ? Tu me regarderais avec davantage d’envie ?
— Non, non, non !
— Pourquoi pas, après tout ? J’ai sincèrement besoin de changements. Si cela peut arranger les choses.
Stéphane remonta les escaliers et se précipita dans la cuisine. À présent, il hurlait :
— Non, ce n’est pas une blague ! Tu ne dois abs…
Trop tard, bip sonore. Il tenta de recomposer le numéro, sans succès.
— Merde !
Pris de panique, il récupéra les clés de la Ford. Au moment de monter dans sa voiture, il se rendit compte qu’il ne connaissait même pas l’adresse du coiffeur de sa femme. Dans quelle ville ? Lamorlaye, Chantilly, Gouvieux, Senlis ?
Il retourna en quatrième vitesse au sous-sol et s’empara de son carnet, où il venait de noter son troisième rêve. « Les Trois Parques ». Des feuilles volantes lui restèrent entre les doigts. Il les fourra pêle-mêle à l’intérieur.
Un flic, il fallait qu’il parle à un flic, très vite. Il voyait encore distinctement les corps mutilés des photos. Les visages écrasés. Des filles assassinées. Torturées à mort.
Était-il déjà trop tard ou pouvait-il encore aider ces femmes ? En quoi cette histoire le concernait-elle ?
Avant de composer le 17, il réfléchit aux questions qu’il allait poser. Il voulait demander si une affaire de tueur en série était en cours. Si la police traquait un homme qui découpait les lèvres, la langue et les doigts de ses proies. Un meurtrier sadique qui déchirait les corps.
Deux… Il avait bien vu deux femmes différentes. Une blonde avec un tatouage de serpent sur la cuisse gauche, transpercée d’aiguilles sur l’ensemble du corps. Et une brune ligotée à une armoire avec du barbelé, les cheveux courts, le visage massacré.