Mais il se ravisa. Et si la police identifiait l’origine de son appel ? Comment expliquer qu’il avait en tête les clichés de deux victimes potentielles ? Et en quoi pourrait-il les aider ? Il n’avait rien, hormis le souvenir d’un rêve de cadavres réduits en bouillie.
S’il appelait et déballait tout, on le prendrait pour un suspect ou, plus probablement, pour un dingue. Il suffisait de feuilleter son dossier psychiatrique.
Il se sentait piégé. Il ne pouvait pas agir. Pas avant de détenir des informations plus précises.
Il chercha sur Internet des données sur un assassin procédant avec ce mode opératoire. Il explora aussi les sites d’actualité, les newsgroups et les sites spécialisés sur les serial killers. Mais il ne dénicha rien de bien précis. Internet ne résolvait pas tous les problèmes.
Il tapa ensuite sur son clavier : « Noël Siriel ». Aucune occurrence. Même dans les pages blanches. Ce type jouait aux abonnés absents. Qui était-il, quelle importance avait-il dans cette histoire pour que l’autre Stéphane inscrive son nom sur le mur ?
Et « Tes messages BP 101 », marqué juste à côté ? Une boîte postale ? Demain, il passerait à la poste de Lamorlaye. Il fallait vérifier. Tout vérifier, méticuleusement.
Il se concentra à présent sur l’hôtel, le terrier du Stéphane de son rêve. Quand il était descendu sur le parking, juste avant de fuir dans les bois, il avait lu un nom, sur une vieille enseigne rouillée : « Les Trois Parques ».
Le moteur de recherche renvoya une tonne de réponses. La plupart étaient en rapport avec la mythologie, mais l’une d’elles semblait correspondre. Un internaute parlait des Trois Parques sur un forum de fétichistes. Il ne s’agissait pas d’un hôtel, mais d’une auberge, perdue à l’ouest de Paris, en pleine forêt. Et, à en croire les dires du type, elle n’était pas vraiment spécialisée dans les plaisirs gastronomiques.
Stéphane éteignit son écran, le visage fermé. Ces endroits où il n’avait jamais mis les pieds existaient bel et bien. Des lieux qui, de près comme de loin, le concernaient. Et cette fois, pas question d’amnésie ou de maladie mentale. C’était trop, bien trop précis. Comme les trois griffures sur le visage du Stéphane imaginaire, ou son hématome autour de l’œil, davantage cicatrisés d’un rêve à l’autre. Ce qui prouvait que ces rêves n’étaient pas juste des rêves, mais plutôt des flashes montrant un être évoluant au même rythme que lui dans le futur.
Le Stéphane imaginaire s’était fourré un revolver dans la bouche, prêt à appuyer. Pourquoi ce désespoir ? À cause de la petite Mélinda ? Le mouchoir rose taché de sang appartenait-il à cette gamine ? Qui était le fameux « Victor », au téléphone ? À quoi rimaient ces histoires de nombres, quarante-six, quarante-sept ?
Il remonta à l’étage, piocha deux pommes dans une corbeille, enfila une veste grise et s’engouffra dans la Ford. Il n’avait plus conduit sa voiture depuis l’accident. Il était temps de s’y remettre.
Il ne ressentit rien de spécial quand le moteur rugit, aucune peur particulière, aucun tremblement. Il allait effectuer sa marche arrière et rouler, comme d’habitude.
Direction Les Trois Parques.
Et, cette fois, il s’efforcerait de ne pas freiner, et de ne pas quitter la route sans une raison valable.
20. VENDREDI 4 MAI, 18 H 54
Après avoir prévenu Céline de son retard, Vic fit un détour par l’hôpital Victor Dupouy, à Argenteuil. Il avait peut-être mis le doigt sur quelque chose, lors de son avant-dernier appel. D’après l’urgentiste qui avait répondu, un homme s’était présenté deux mois plus tôt, frappé d’une gangrène sévère.
— Un beau cas d’école, commenta le médecin en s’allumant une cigarette à la menthe devant l’hôpital. Le haut de sa main était chaud, la peau noir verdâtre, avec des cloques et une forte odeur caractéristique. Un passage sous IRM nous a prouvé que les toxines bactériennes s’étaient déjà réparties dans les tissus. La gangrène faisait bonne route. Sans tarder, du côté de la Chir, il a été question d’amputation. On l’a alors très vite redirigé vers l’IFCM, l’institut français de chirurgie de la main. À quelques jours près, c’était le choc toxique et la mort.
— Il vous a donné la raison de… sa blessure ?
— Selon lui, il avait perdu l’auriculaire en bricolant, un mauvais coup de scie circulaire. Il expliquait avoir voulu se soigner seul, à la dure. Vous savez, les histoires de parents qui ont fait la guerre, et tout ça…
Il agita les doigts en l’air dans un mouvement d’indignation.
— Mais c’était pipeau. Les radios montraient une coupe au niveau de l’os beaucoup trop nette, sans éclats. Comme tranché d’un coup sec, avec une hache par exemple. Vous voulez ma version ?
— C’est la raison de ma présence.
— Le type, il avait l’air d’un dur, vachement baraqué, avec la blinde de tatouages. J’ai plutôt pensé à un règlement de comptes, façon yakusa. Ce qui expliquerait pourquoi il a laissé s’installer la gangrène. Parce que le premier réflexe, quand on se tranche le doigt, c’est de venir avec à l’hôpital, non ?
Vic effleura le bras de l’urgentiste, très jeune et visiblement très cool.
— Je touche du singe, ça ne m’est jamais arrivé. Mais c’est ce que je ferais, en effet.
Vic ne jugea pas nécessaire de lui parler des devotees, de leurs déviances extrêmes, allant jusqu’à l’automutilation.
— Est-il possible que son membre se soit de nouveau infecté, même après les soins ?
Le jeune pompait ardemment sur sa cigarette mentholée.
— Possible, oui. À l’hôpital, les équipes se chargent de réaliser une amputation de manière à obtenir un moignon propre, capable de recevoir ultérieurement une prothèse. Mais ce sont les soins postop, les plus importants. La plupart se font à l’hôpital, mais ensuite, une infirmière à domicile se charge du pansement. C’est toute une technique. Il ne faut pas entraver la circulation sanguine, ne pas trop serrer pour éviter les nécroses, empêcher que des bourrelets se forment, ce qui créerait un moignon difforme. Le patient doit aussi veiller à placer son bras correctement en permanence, afin d’assurer une bonne irrigation, et se rendre régulièrement à des visites de contrôle chez son médecin traitant.
— Son dossier médical peut nous raconter tout cela ?
— Oui. Sauf qu’il n’est pas entre mes mains, mais entre celles du chirurgien qui a pratiqué l’amputation, à l’IFCM. Ici, aux urgences, on débroussaille, on trifouille un peu, mais on n’opère pas. Le reste nous échappe complètement. Policier ou pas, ils ne vous laisseront pas faire. Vous n’aurez pas accès à ces informations.
Vic serra le poing.
— Vous pouvez au moins me donner le nom de cette personne ?
— Ça, je peux. Suivez-moi.
L’urgentiste pianota sur son clavier.
— C’est quoi le souci avec ce patient ?
— Dites… Un type avec un membre gangrené qui laisse derrière lui une véritable puanteur de cadavre, il peut vivre combien de temps ?
— Cette odeur prouve que le gaz est déjà sous la peau. Elle va alors se fragiliser, devenir marron ou noire. En quelques jours, le patient présentera des fièvres, de fortes douleurs, sa tension artérielle va diminuer, jusqu’à ce qu’il tombe dans le coma. Au mieux, on peut retarder la progression de la maladie de quelques jours, avec des antibiotiques et des antiseptiques. Mais sans intervention chirurgicale, l’issue est la même.