— Dès lundi. Ils en ont pour toute la semaine prochaine, jusqu’au vendredi.
Dans sa voiture, Stéphane se jeta sur son carnet. On était vendredi soir. Dès lundi, le travail d’élagage allait commencer, pendant cinq jours.
— Bon sang, comment c’est possible ?
Cette fois, plus question d’amnésie. Il ne pouvait pas avoir déjà entendu des bruits à venir.
Deux conclusions s’imposaient. D’une part, il n’était pas fou. Et de l’autre, il détenait maintenant la fenêtre temporelle de ses songes. Des événements l’impliquant au plus haut point allaient peut-être se produire entre le 7 et le 11 mai.
On était le 4 mai. Déjà.
Il feuilleta les pages de son carnet, les doigts parcourant chaque ligne, soulignant chaque mot, à la recherche d’indices temporels plus précis.
Premier rêve, hier, « Les bouteilles de vin ». Il se revit descendre dans son sous-sol, les mains en sang. Pas d’électricité. Il faisait sombre, partout. La nuit ? Quelle nuit ? Lundi 7 mai ? Mardi 8 ?
Deuxième rêve, « Route vers Sceaux ». La radio. Le flash d’informations, les publicités. Il baissa les paupières. Il se rappela... Les panneaux routiers de limitation de vitesse, de direction. Puis… Là, à travers le pare-brise.
La lune.
Tout étourdi, il sortit de sa Ford et, au fond de ce parking miteux, leva les yeux au ciel.
Au-dessus, à travers les cimes. Lune gibbeuse ascendante.
D’après le carnet, il avait observé, à travers son pare-brise, la pleine lune.
Une vraie, belle pleine lune, comme il n’en existe qu’une tous les vingt-huit jours.
Il connaissait les phases de lune par cœur. Il fut un temps où il adorait se perdre dans les étoiles, avec Sylvie. Une époque lointaine où ils leur donnaient des noms stupides : L’œil de Jeanne, Les toiles de tente, Le diamant du nul.
Cette lune-là, celle d’aujourd’hui, était gibbeuse du neuvième jour. La pleine lune arrivait au quatorzième jour.
Stéphane posa un rapide calcul. Il avait rêvé de la pleine lune hier, jeudi 3 mai. Cette nuit, il rêvait du bruit des tronçonneuses. Un travail prévu pour la semaine prochaine.
Il retourna auprès de sa voiture et s’appuya contre la portière. Son cerveau allait imploser. Il avait l’impression de sombrer dans un monde fantastique.
Tout cela n’était pas possible.
Et pourtant…
Six jours. Six jours de décalage entre le moment où il faisait le rêve et celui où le rêve risquait de se produire.
Et s’il visait juste, ne restaient plus que quatre jours avant qu’il coure dans sa maison, les mains pleines de sang. Cinq avant qu’on retrouve Mélinda noyée dans la carrière Hennocque. Cinq aussi, avant que lui-même soit dans cet hôtel, hors-la-loi, d’abjectes photos de femmes mutilées à ses côtés.
On était vendredi.
C’était peut-être pour mercredi ou jeudi prochain.
Il leva encore les yeux vers la voûte céleste.
Non, comment pouvait-il y croire ? Comment pouvait-on voir le futur ? Il était si simple d’éviter à ces événements de se produire ! Qu’est-ce qui l’empêchait de se flinguer, là, maintenant ? De s’enfermer dans Darkland et d’attendre que l’orage passe ? Ou de partir avec Sylvie en vacances un mois, loin d’ici ?
Rien, absolument rien ne l’empêcherait de maîtriser sa vie.
Il s’empara d’un couteau suisse, dans sa boîte à gants, prêt à se taillader l’avant-bras droit. Là où, dans son rêve, apparaissaient les traces de piqures.
La blessure apparaîtrait-elle dans le prochain rêve, comme par magie ? Ne se créerait-il pas, alors, une incohérence ? Une torsion impossible, un paradoxe ? Le Stéphane de ses rêves était-il réellement lui, ou un autre Stéphane évoluant dans une espèce de monde parallèle ?
Il déplia lentement la lame et l’approcha de sa peau. Il voulait savoir. Il réalisa la gravité de son acte : il s’apprêtait à s’entailler l’avant-bras. Des mots résonnèrent alors dans sa conscience. Hallucinations. Schizophrénie. Automutilation.
Un coup sur le capot le surprit, avant qu’il se blesse. Machine l’attrapa par le col.
— Tu fais pas tes cochonneries ici, sale connard ! Tire-toi !
Le mastodonte le repoussa violemment à l’intérieur. Le poignet de Stéphane heurta la portière et le couteau tomba à terre.
— Je garde ta lame en souvenir, grogna Machine en ramassant l’arme blanche. T’as l’argent facile, alors si tu la veux, faudra payer.
Stéphane démarra au quart de tour, ébranlé, alors qu’un homme sortait de sa Peugeot au pare-brise fissuré en courant. Stéphane se demanda quel était son profil. Baiseur, ou estropié ? Quelle pulsion morbide poussait réellement ces hommes et ces femmes à défier leur part d’ombre ?
Stéphane n’y comprenait plus rien. Il devait parler à quelqu’un. Chercher à cerner le genre de situations qui l’attendaient, à côtoyer ainsi le futur et rompre les lois fondamentales de la nature.
Plus loin, il stoppa encore, prit son portable et composa un numéro de téléphone. Celui d’un vieil ami, Jacky Duval.
Un physicien.
22. VENDREDI 4 MAI, 20 H 41
Vic ne souhaitait pas intervenir ou interroger seul Grégory Mâche, hors de question d’enfreindre les règles élémentaires. D’ordinaire, il évitait de quitter les sentiers battus. Mais cette fois, il voulait prouver sa capacité à bien faire. Montrer qu’il méritait son insigne.
Ainsi, après son détour par l’hôpital d’Argenteuil, il avait simplement décidé de faire un petit crochet de quelques kilomètres à l’ouest de Maisons-Laffitte. Il avait en tête de frapper à la porte de Mâche, de se faire passer pour un voisin, ou un représentant − il aviserait – et, surtout, de constater l’état de son moignon. Rien de plus simple et de moins risqué.
Cependant, son GPS ne le mena pas vers une maison de ville, comme il le pensait. Mais plutôt vers une sinistre auberge, perdue dans la forêt de Saint-Germain.
Il bifurqua, se gara sur le parking et resta dans sa Peugeot à observer l’incroyable ballet de tôle et de lumière sur la terre rouge. Les véhicules se croisaient au ralenti avec, pour unique langage, celui des phares. Trois signes lumineux d’affilée, et les conducteurs sortaient de leur voiture pour pénétrer ensemble dans l’auberge.
Un couple se formait à l’instant devant ses yeux. L’homme paraissait « normal », mais la femme claudiquait si fort que son corps se disloquait à chacun de ses pas.
Vic comprit. Il s’agissait d’un endroit de rencontres. Les gens arrivaient sur ce parking, s’observaient, jaugeaient leurs éventuelles difformités physiques, et en cas d’attirance réciproque…
Mâche était-il le propriétaire de l’auberge ?
Vic se sentit mal à l’aise, coupable d’errer en ces lieux sordides à une heure pareille, alors que Céline l’attendait, seule dans leur cage à lapins. Ce qui le dégoûtait, surtout, c’était que les autres pouvaient le prendre pour l’un d’entre eux. Il n’avait rien à voir avec ce monde-là.
Très vite, tout lui apparut avec évidence. Annabelle Leroy était probablement déjà venue ici pour y rencontrer d’autres devotees, dont, sans doute, Grégory Mâche. Un malade prêt à se couper le doigt et contracter la gangrène pour assouvir ses fantasmes. Ou ceux de sa partenaire.
Vic releva le front. Une altercation, au fond sur la droite, venait d’éclater. Il se pencha vers son pare-brise. Au loin, une boule de muscles attrapait un type par le col, le repoussait violemment vers l’intérieur de son véhicule, se courbait et ramassait un couteau.
Quand le mastodonte se tourna dans sa direction, Vic sentit son cœur se serrer. La manche de veste, rentrée dans le pantalon, comme le font certains amputés pour cacher leur handicap. La carrure de rugbyman. Le tatouage dans le cou. Pas de doute possible, il s’agissait bien de Grégory Mâche.