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— C’est pour un film ? demanda le physicien.

— Un film, oui. Le film de ma vie, pour ainsi dire.

Jacky vivait place de Clichy, à Paris, dans un appartement rempli de livres, de revues, de composants électroniques et d’oscilloscopes. Quand Stéphane avait sonné, il était en train de fixer des condensateurs sur une plaquette.

— Encore quelques secondes, si tu permets, dit-il en reposant son fer à souder.

— Tu fabriques quoi ?

— Un tue-insectes électronique. C’est pour ma sœur.

— Et ça fonctionne vraiment ?

— Si tu vaporises en plus de la bombe insecticide, oui.

Les deux hommes se connaissaient depuis le collège, et se revoyaient régulièrement. Stéphane trouvait souvent des idées de monstres en observant des bactéries, des poux, des microbes avec les microscopes ultrapuissants du laboratoire de son ami.

Jacky finit par ôter ses lunettes à verres grossissants avant d’en chausser d’autres, à monture design noires. Le seul objet à la mode dans cet appartement.

— Tu as l’air bizarre, constata-t-il. La sale tête d’un gars insomniaque. Tu es sûr que ça va ?

— Tu n’aurais pas un verre à me proposer ?

— Whisky ?

— Au moins…

Jacky sortit une bouteille de J&B et en versa une belle dose dans un verre à moutarde, orné de dessins de Goldorak. Jacky ne buvait jamais, ne sortait jamais, ne mangeait jamais au resto, et ça se voyait.

— Tu débarques chez moi à 22h00. Que se passe-t-il ? Des soucis avec Sylvie ? Trop de boulot ?

— Oui, c’est ça. Trop de boulot.

Le scientifique baissa un peu le front.

— Excuse-moi si je ne suis pas venu te voir depuis… l’hôpital. Mais…

— Toi aussi, trop de boulot. Il n’y a pas de lézard.

Les récipients tintèrent. Whisky contre eau.

— Écoute celle-là, annonça Jacky. Des chercheurs qui cherchent, on en trouve, mais des chercheurs qui trouvent, on en cherche. C’est bon, non ?

— Ouais. Et toi, tu fais partie de quelle catégorie ?

— J’en sais rien, à vrai dire. Je cherche encore ce qu’il y a à trouver.

Stéphane avala son alcool d’un trait. Il n’avait pas vraiment envie de rire.

— Parle-moi des voyages dans le temps, comme tu le faisais avant.

— L’histoire qui donnait mal au crâne à tout le monde ?

— Non, je ne veux pas de l’approche physique, de ces bla-bla de continuum espace-temps, de chat de Schrôdinger, de puits quantiques ou de je ne sais quoi. Je veux ta… ta conception d’un point de vue… simplifié. Partons du principe qu’un homme voit son double évoluer dans le futur, mais quelques minutes seulement, par l’intermédiaire de rêves.

— Il fait comment, il tombe dans un vortex ? Il chevauche une étoile filante ?

— Je suis sérieux, Jacky.

Le physicien agita son verre d’eau comme s’il s’agissait d’un bon cognac.

— Beaucoup de choses ont changé depuis l’école, tu sais. L’esprit se rationalise tellement quand on grandit. Les courbes se transforment en droites, les arcs-en-ciel deviennent des phénomènes de diffraction, et une étoile, un objet céleste rayonnant de l’énergie par nucléosynthèse. C’est presque dommage.

Stéphane désigna la chaîne en or que son interlocuteur portait autour du cou.

— Et ta médaille, tu la mets encore ? Dieu habite toujours dans ta maison, non ?

Jacky réajusta rapidement le col de sa vieille chemise à carreaux, presque gêné.

— Dieu ne m’aide pas beaucoup, en ce moment.

— Mais avant, tu me parlais toujours des destins tracés à l’avance, de…

— Je crois toujours que la science se contente de découvrir ce qui doit être découvert, que le hasard n’est qu’un fourre-tout et n’existe que pour expliquer ce qui nous échappe encore. Mais, bon sang, tout est fichtrement bien caché dans la nature. Et ça me donne vraiment du fil à retordre, j’en… j’en passe des nuits blanches. C’est terrible… cette envie de découvrir, d’avancer pour mieux reculer, ça tourne presque à l’obsession. Plus on trouve, et plus il y a à chercher.

Jacky ne semblait pas au mieux de sa forme non plus. Les cernes sous ses yeux le prouvaient.

Il reposa son verre d’un coup sec.

— Et toi ? Même après tous tes soucis, tu continues à penser qu’on peut changer son destin ? Qu’on peut… empêcher les événements qui doivent se produire de se produire ?

— J’en suis persuadé. Aujourd’hui, plus que jamais.

— Aïe, aïe, aïe…

— Mais ça va bien, je te le garantis, répliqua Stéphane avec un sourire forcé. Parle-moi de mon exemple, je t’en prie.

Jacky soupira, un peu las.

— D’accord, d’accord… Bon… Prenons ton cas précis, et déclinons les différentes possibilités. Un truc bien simple, pour que tu comprennes.

— Sympa de penser à mon petit cerveau.

— Alors, imaginons que… qu’on t’ait enfermé dans un entrepôt. On t’annonce que pour en sortir, tu dois trouver la clé de la porte, cachée quelque part à l’intérieur. On t’enferme, là maintenant, le 4 mai 2007, dans cet entrepôt. OK ?

— OK.

— Au bout d’une semaine, le 11 mai 2007, tu es toujours enfermé à l’intérieur parce que tu n’as toujours pas trouvé la clé. Ce toi-là, on va l’appeler Tofur. Comme « Toi futur ».

Stéphane sentait un espoir monter en lui, comme si Jacky allait apporter des réponses à l’impossible.

— Allons-y pour Tofur, répliqua-t-il avec un léger entrain.

Jacky se mit à arpenter son salon, comme il le faisait quinze années plus tôt, sur la pelouse du lycée. Certaines choses évoluent, vieillissent avec le temps, mais d’autres jamais.

— Supposons qu’un observateur extérieur ait la possibilité de revenir dans le passé. Il existe donc un autre toi, le « Toi présent », Tosent, qui vient d’être enfermé dans ce même entrepôt, avec le même challenge. Le 4 mai 2007.

— Tu veux dire… Quelqu’un de différent de Tofur ?

— Tosent n’est rien d’autre que le Tofur du 4 mai 2007.

— D’accord, d’accord.

— Tosent se met à chercher la clé, mais l’observateur extérieur sait qu’il ne la trouvera pas, puisque Tofur cherche encore. Toujours OK ?

— Logique. Tofur n’a pas déniché la clé, donc Tosent ne la trouvera pas non plus, puisque Tosent et Tofur forment la même personne, avec les mêmes pensées, les mêmes réactions. Aucune raison que cela change.

— Exactement. Puis arrivent ces rêves « prémonitoires » chez Tosent. D’un coup, une nuit, Tosent rêve de Tofur. Dans son rêve, Tosent voit Tofur passer à côté de la clé ! Celle-ci est à proximité d’une grosse caisse blanche, au fond de l’entrepôt ! Tosent la voit, mais pas Tofur !

Stéphane se reversa un doigt de whisky dans son verre à moutarde et en avala deux petites gorgées.

— Et donc, en se réveillant, Tosent va chercher la caisse blanche, trouver la clé et immédiatement sortir de l’entrepôt ! Et là, que se passe-t-il ?

Jacky leva l’index.

— Arrivent enfin les choses intéressantes. A ce niveau, différentes options. Premièrement, en effet, Tosent, au réveil, se sert de son rêve pour trouver immédiatement la clé et sortir de l’entrepôt. Il rentre chez lui et s’endort. Il rêve alors à nouveau de Tofur. Et là, que voit-il ? Tofur, toujours en train de chercher dans l’entrepôt ?

Stéphane buvait ses paroles. Le cas décrit par son ami correspondait exactement au sien. Il répondit :