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— Non, je ne crois pas. Son… destin a changé puisque… Tosent a trouvé la clé.

Jacky se laissa choir dans un sofa et rejeta la tête vers l’arrière, avant de se redresser.

— Ah oui ? Et tu crois que Tofur s’est soudainement téléporté pour se retrouver dans une situation totalement différente ? Dans son passé à lui, il n’a pas trouvé la clé ! À cause de ce rêve, le futur de Tosent change, mais le passé de Tofur, lui, ne peut pas changer, puisqu’il s’est déjà produit ! Tofur continuera à chercher !

Stéphane plissa les yeux, tandis que Jacky poursuivait son explication :

— Tu ne saisis pas bien, et tu as raison. Car avec ce cas, nous sommes en plein paradoxe, quelque chose de physiquement insoluble qui conduit aux pires incohérences si on exclut la théorie des mondes parallèles.

— Des incohérences du genre ?

— Du genre, tu existes avant que ta mère te mette au monde. Ou encore, tu es plus âgé que ton père. Pire, tu te croises toi-même dans la rue.

— Et avec la théorie des mondes parallèles ?

— Ce n’est que du bla-bla, je n’y crois pas.

Il marqua une hésitation.

— Avec ces paradoxes, tu comprends pourquoi la conception spirituelle des voyages temporels est si difficile à aborder, si l’on reste trop cartésien, trop proche de la ligne scientifique.

— Et si l’on s’éloigne d’une pensée cartésienne ?

Jacky secoua la tête.

— L’autre solution ne te plairait pas, comme elle ne plairait pas à la communauté scientifique. C’est la mienne, celle de certains philosophes, et je n’aime pas en parler.

Stéphane s’approcha de lui.

— Vas-y quand même.

Jacky ne se fit pas prier plus longtemps.

— Quoi que l’on fasse, on ne peut jamais modifier le futur, même avec la connaissance des événements à venir. S’ils doivent se produire, alors ils se produiront, au détail près. Tu connais peut-être l’exemple que donnait Leibniz, qui a développé une pensée très intéressante concernant la contingence et la nécessité... Pour ce philosophe, puisque César devait devenir empereur, il était nécessaire qu’il franchisse le Rubicon. Et donc, bien que cet événement, en lui-même, puisse ne paraître que contingent, il était bien, en fait, nécessairement contenu dans la notion même de César.

Stéphane se sentit mal à l’aise face à cette conception, comme si tout était écrit sans que nous puissions rien y faire. Il se rappelait du coup de frein, dans le virage. En voulant éviter Gaëlle, il l’avait tuée. Peut-être était-il inscrit qu’elle devait mourir, et rien ne pouvait l’empêcher. Il songea aussi au film Destination finale, à ces jeunes qui ne peuvent échapper à la mort, parce qu’il s’agit là de leur destin.

Il essaya néanmoins de contrer Jacky, histoire de se rassurer :

— Mais… Tosent a vu où était la clé, dans le rêve ! À côté d’une grosse caisse blanche ! En se réveillant, il a juste à la récupérer et sortir ! Et donc, il ne peut pas continuer à errer dans l’entrepôt une semaine plus tard !

— Et si la clé, en réalité, se trouvait à côté d’une grosse caisse noire, et non d’une blanche ?

— Je… Je ne comprends pas bien.

— Imagine qu’après deux jours d’enfermement, avant que Tosent rêve, Tofur découvre la clé. Elle est à côté d’une grosse caisse noire. Il la ramasse et, tout heureux, fonce vers la sortie. Sauf que, sur son trajet, il s’emmêle les pieds dans une corde et se heurte la tête. La clé glisse de ses mains, et se retrouve à côté d’une grosse caisse blanche. Le choc fait perdre la mémoire à Tofur. Il ne sait donc plus ce qu’il fait là, et dans ton rêve, tu le vois simplement errer, passer à côté de la clé sans l’apercevoir.

En te réveillant, tu crois que la clé est près de la caisse blanche, mais non, puisque à l’origine, elle était près de la caisse noire ! A ton tour, tu te mets à chercher, comme Tofur. Ton rêve ne t’a servi à rien, il t’a même trompé, en quelque sorte, parce que tu ne possédais pas tout le contexte et la bonne fenêtre d’observation. Tu ne trouveras alors la clé que quand Tofur l’avait trouvée, exactement au même moment, et au même endroit. Et tu courras, et tu te prendras aussi les pieds dans la corde. Tout se reproduira à l’identique, avec ou sans rêve. Et ainsi de suite. Nous marchons sur un anneau de Mœbius.

— Un quoi ?

Jacky sourit et mima le symbole de l’infini avec la main. Une espèce de huit torsadé et couché.

— Une curiosité mathématique qui ne possède qu’un seul bord, un chemin dont tu ne peux plus te sortir une fois que tu as mis le pied dessus. Sans cesse, tu emprunteras le même trajet, quoi que tu fasses, encore et toujours. L’éternel recommencement.

— Tout ce que tu me racontes est sacrément tiré par les cheveux.

— Absolument pas. Et pour répondre à la question que tu es venu me poser, il y a une autre théorie, tout aussi valable. Celle de la goutte d’eau dans le fleuve.

Stéphane soupira.

— Explique…

— Qu’on ajoute ou qu’on enlève une goutte d’eau du Rhône, on ne change en rien l’allure du fleuve, il se jettera toujours en Méditerranée. Si ce fleuve symbolise ton destin, que tu ôtes ou retires des actes, la ligne directrice restera toujours la même, les événements qui devaient se produire, se produiront. C’est peut-être le point de vue le plus plausible, puisqu’il laisse encore place au hasard et d’une certaine façon à la liberté. Pour en revenir à notre cas, supposons que la clé soit effectivement près, au départ, de la caisse blanche, et que Tofur ne la remarque pas. Après ton rêve, tu te réveilles, te précipites vers la caisse blanche, et trouves la clé !

— On est d’accord ! Là, mon destin va forcément changer, grâce au rêve !

— Désolé, mais pas sa ligne directrice. Parce que en allant chercher l’objet de ta délivrance, tellement impatient, tu vas te prendre les pieds dans cette fameuse corde, te cogner la tête et… oublier où se trouvait la clé ! La goutte d’eau, c’est ta légère amnésie, qui, dans ce cas, n’est pas arrivée à Tofur, je te l’accorde. Le Rhône, c’est que tu erreras toujours dans cet entrepôt, quoi que tu fasses.

— Non, non… Impossible…

Jacky se releva brusquement, en riant.

— Ah oui ? Et tu préfères quoi alors, le paradoxe ? Tu sais, le paradoxe, il vaut franchement mieux que ça n’existe pas, parce que là…

Il mima une explosion et ajouta :

— Hasta la vista, baby. Se faire téléporter ou désintégrer, ça doit sacrément faire mal.

Jacky frotta ses lèvres charnues d’un geste nerveux.

— Le pire, vois-tu, c’est que les voyages dans le temps existent, au niveau quantique, de même que la téléportation. Et la théorie de la relativité montre bien que le temps se dilate lorsqu’on approche la vitesse de la lumière. La preuve avec les satellites GPS, dont le temps d’horloge s’écoule moins vite que sur Terre. Si nous étions dans ces satellites, nous vieillirions moins vite que sur notre bonne vieille planète, de quelques microsecondes par jour ! D’un point de vue scientifique, le voyage dans le temps est possible. Tout comme il est impossible, puisque à ce jour, aucune particule ne se déplace plus vite que la lumière.

— Visiblement mes rêves, eux, y parviennent.

Stéphane ne savait plus quoi penser. D’ici quelques jours, à en croire ses cauchemars, toutes les polices de France allaient le rechercher. On le suspecterait du meurtre d’une gamine qu’il ne connaissait même pas. Pouvait-il laisser se produire une horreur pareille sans rien faire ? Sans essayer d’y changer quelque chose ?

Il se redressa, les yeux dans le vague. Il pouvait agir sur son destin. Empêcher tout cela de se réaliser. Mais si, en voulant intervenir, il se prenait les pieds dans cette fameuse corde ? Le coup de frein, devant la borne N16… Le signal d’alarme, pour éviter que le train déraille… La mort horrible de Ludivine Coquelle…