Vouloir éviter son futur ne suffisait-il pas à le créer ?
Que faire alors ? Agir ou ignorer les rêves ?
« Ignorer les rêves ».
Il sortit soudain son carnet avec excitation.
— « Ignorer les rêves » ! Il… Il s’adressait à moi en écrivant sur les murs de l’hôtel ! Bon sang ! Le… Stéphane du futur, il…
Il se rappela soudain du son de la radio, de la télé, poussé à fond. Des inscriptions notées à la craie, à la cave, durant le tout premier rêve. Des messages au marqueur, sur les murs. « Noël Siriel ». « Tes messages BP 101 ». Des signes évidents qui montraient que le Stéphane du futur cherchait à communiquer, par tous les moyens.
Stéphane attrapa la bouteille et se servit généreusement. Le goulot claquait sur les bords du verre.
— Il… Il a conscience que je suis là, que je rêve de lui ! Il met la radio ou la télé à fond pour s’assurer que je l’entende ! Il… Il m’adresse des messages sur les murs ! Putain, Jacky, ce moi futur, il essaie de me parler, de me prévenir de quelque chose !
Le physicien se gratta les cheveux et considéra Stéphane avec un air sceptique.
— T’avais déjà picolé avant de venir ici ?
Stéphane ne tenait plus en place, il se mordillait le poing.
— Ça veut dire qu’il est peut-être différent de moi, et qu’il existe physiquement dans le futur. Il… attend peut-être que… que je lui fasse un signe, que je lui réponde.
Il piocha un marqueur noir dans une boîte à crayons.
— J’embarque ça, si tu veux bien.
— Ah ouais, dans ton film, ton héros veut répondre à son « lui futur » en écrivant sur les murs, c’est ça ? Et tu crois que les mots vont traverser le temps et apparaître comme par magie ?
— Exactement.
— Non, non. Comme je te disais, les paradoxes n’exis…
— Si, ils existent. Ces fichus paradoxes temporels existent. Je veux encore croire qu’on est libre de faire ce qu’on veut, et qu’on peut modifier son destin. Je ne marcherai jamais sur un anneau de Mœbius, je ne suis pas un mouton.
— Tu sais, le destin est coriace, il ne se laissera pas faire.
— Moi non plus, je ne me laisserai pas faire.
Très vite, il griffonna quelque chose sur un papier et le tendit à Jacky.
— Merci Jacky, je dois me mettre en route, c’est super important.
Le chercheur s’empara de la note.
— 4-5-19-20-9-14 ? C’est quoi ?
— Certainement les numéros du tirage du loto de mercredi prochain. Pour te remercier.
— Superbe cadeau, merci. Rassure-toi, côté humour, tu n’as rien perdu. Pas une miette.
— Si j’ai un conseil à te donner, joue-les.
— Il n’y a pas de risque. Je ne joue jamais au loto.
Alors qu’il sortait déjà, Stéphane répliqua :
— Pour cette fois, tu feras sûrement une exception. J’en suis même persuadé. Parce que c’est sans doute là ton destin.
24. VENDREDI 4 MAI, 22 H 34
— Demain, c’est samedi. J’aimerais qu’on passe la journée en forêt. On pourrait pique-niquer et…
Installé dans le lit à côté de Céline, Vic posa un doigt sur les lèvres de son épouse.
— Tu sais que je travaille sur une grosse affaire ? Une très, très grosse affaire ?
— Ton père a appelé aujourd’hui pour me dire la même chose. Qu’il fallait te laisser le champ libre pour cette enquête. Il se fichait, évidemment, de savoir si moi j’allais bien, comment se déroulaient mes journées. Il n’y a que toi qui l’intéresses. Et ta carrière, comme s’il s’agissait de la sienne.
— Tu le connais…
Une veilleuse éclairait la chambre de tons sépia et soulignait les courbes des corps nus.
— Tu ne m’as jamais laissée seule le week-end. Et tu m’as promis que cela n’arriverait jamais. Je veux que tu restes.
Vic passa au-dessus de sa femme et l’enlaça par-derrière. Il observa les ombres, sur le plafond, et n’y devina que des silhouettes difformes, des visages grêlés, des membres amputés. Il plissa les yeux et plongea le nez dans la longue chevelure de jais. Ses doigts devinrent plus entreprenants, Céline lâcha un soupir.
— Alors, demain ? murmura-t-elle.
— C’est maintenant qui compte… Ce qu’on va faire maintenant. Et ça vaut toutes les forêts du monde.
Il la retourna avec rudesse, leurs corps se plaquèrent l’un contre l’autre.
— Oups, doucement ! s’exclama-t-elle dans un sourire. Le bébé.
Vic sourit à son tour.
— Je ne crois pas qu’il sera contre un petit spectacle de marionnettes ?
— Oh ! Ne dis pas de bêtises. Il entend tout, tu sais ?
— Ah ! Il entend tout !
Il se pencha vers le ventre de Céline.
— Eh bien tu sais, ta maman et moi, on t’a fabriqué le jour de mon anniversaire, sur une table d’échecs emballée !
— Chut !
— Parce que pour ta maman, les tables d’échecs, ça ne sert pas qu’à déplacer des pions !
— Tais-toi donc !
— Tu sais qu’il est juste là, l’échiquier ?
— Tu me vois faire des acrobaties maintenant ? Bientôt, tout ceci sera impossible. Tu devras patienter. Alors profites-en bien.
— Patienter comme un bon roi, protégé par sa tour, son cavalier et sa reine.
La jeune femme ferma les yeux.
— Je veux que notre vie reste tranquille, que tu puisses aller chercher tes enfants à l’école, les emmener à leur club de sport, assister à leur fête de fin d’année. Les voir grandir, tout simplement. Pas comme ton père.
— Ne parle plus de mon père, s’il te plaît…
Elle lui prit délicatement les mains et lui effleura le bout des doigts. Vic fronça alors les sourcils. À son tour, il frôla les doigts de son épouse, et répéta plusieurs fois le geste.
— Ça t’excite tant que ça ? chuchota-t-elle.
Vic posa le bout de ses lèvres sur celles de Céline, avant de se redresser brusquement.
— Bon sang ! Je…
Il palpait à présent l’extrémité de sa langue.
— Il… Il faut que je donne un coup de fil ! Juste un petit coup de fil, pour vérifier quelque chose !
Céline se recula subitement.
— Tu plaisantes, là ?
Nu, Vic se jetait déjà sur sa veste, d’où il sortit la carte du légiste.
— Deux secondes, OK ? Deux petites secondes !
— Non Vic ! Tu ne peux pas !
— Deux secondes, bon sang !
Il se précipita dans la cuisine et téléphona depuis sa ligne fixe.
— Docteur Demectin ? Vic Marchal.
— Qui ça ?
— On s’est vus hier soir, pour l’autopsie d’Annabelle Leroy.
— Ah oui. Le gars du Sud. Que voulez-vous ?
— Je repensais aux… aux mutilations de la victime.
— Si tard ? Vous n’avez rien de mieux à faire ?
Vic jeta un œil vers la chambre, où la lumière venait de s’éteindre.
— Je n’ai qu’une question. La langue et les lèvres sont bien considérées comme les seuls organes ultrasensibles du toucher, au même titre que l’extrémité des doigts ?
— Oui. Ce sont les trois zones de la peau qui présentent le plus de terminaisons nerveuses, et qui offrent donc le plus de sensibilité au toucher. Nos deux mètres carrés de peau renferment en tout environ sept cent mille terminaisons nerveuses, mais rien que la pulpe des doigts, par exemple, possède plus de deux mille cinq cents capteurs par centimètre carré. Ces trois centres sont les modes privilégiés de l’exploration tactile. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi on s’embrassait avec la langue ?