Parmi ces mannequins, il y en avait un dont Stéphane prenait particulièrement soin. Une présence charismatique, exactement de sa taille : 1 m79. Pour le fabriquer, il avait moulé son propre visage, seul, des pailles dans les narines pour respirer alors que le latex dégoulinait sur les bandes de plâtre. Le crâne ouvert du monstre laissait apparaître, à la place du cerveau, une autre reproduction réduite de lui-même. Un personnage jamais utilisé en tournage.
Il l’avait appelé Darkness. L’obscurité.
Son obscurité.
Il brancha sa cafetière, se prépara une tasse et se planta devant le buste d’une jeune trentenaire. Caria Martinez, dans Le Vallon de sang, aurait la gorge tranchée par son amant. Le tournage avait démarré depuis deux semaines, la production exigeait la prothèse terminée lundi, dans quatre jours. Dans cette scène, la caméra zoomerait sur les yeux, puis sur l’entaille spectaculaire au niveau du cou. À ce moment, Caria Martinez serait morte depuis cinq jours.
Il fallait donc, naturellement, tenir compte de la putréfaction et des dégradations diverses dues à la chaleur ou aux insectes. Être maquilleur, plasticien, spécialiste du moulage, impliquait de rencontrer des médecins, des thanatopracteurs, des légistes. Et de collectionner des photos de cadavres, hommes, femmes, gros, maigres, à différents stades de la mort.
Il poussa son mixeur électrique, sa tondeuse à cheveux, ses durits, ses masques respiratoires sur le côté, dégagea une affiche originale enroulée, tout juste reçue par la poste, The Wicked Darling de Tod Browning avec Lon Chaney, et positionna méticuleusement sa loupe articulée face au buste en latex. Après son café, sous les guitares psychédéliques d’un album des White Zombie, il retira avec une pince à épiler l’œil gauche en verre de son orbite. Procéder à la mise en place des cils s’avérait toujours délicat, et relativement long.
Son avant-bras le grattait, il releva compulsivement sa manche. Pas de traces de piqûres, bien sûr. Il interrompit la pose des cils et ouvrit un carnet, l’un des nombreux cadeaux inutiles – crayons, calculatrices, etc. – qu’il recevait régulièrement de ZFX Méliès Films.
Lorsque ses crises de somnambulisme étaient apparues − alors qu’il avait sept ans −, son médecin lui avait conseillé de relater ses rêves sur un calepin. Mais, depuis près de vingt-quatre années, les feuilles étaient restées Vierges.
Dans son carnet, il inscrivit avec précision le récit de son cauchemar. Du moins, ce dont il se souvenait. Les mains tartinées de sang. La descente à la cave, les blessures au visage. Tout y passa. Le nombre de marches, la position des bouteilles de vin, la statuette asiatique, les traces de piqûres sur l’avant-bras droit. En haut de la première page, il intitula ce rêve : « Les bouteilles de vin ».
Puis il relut l’ensemble. Quel sens donner à ce festival d’incohérences ?
Il se souvint de son dernier geste, à la cave. L’autre, son double virtuel, lui-même en définitive, avait ramassé une craie sur le tas de charbon, pour tracer sur les briques des phrases illisibles. Il entendait encore le crissement du bâton blanchâtre sur la paroi.
Il se leva, traversa le cortège de masques, avant de s’enfoncer dans ce couloir infini, au carrelage en damier, au plafond crevassé, éventré de crochets de boucherie. Il avait tout laissé intact, pour l’ambiance. S’il avait flashé sur la maison, c’était en grande partie pour ces territoires de mort. Ses propres ateliers, chez lui, dans le berceau tranquille d’un domaine forestier. Un creuset pour l’inspiration.
En face de lui, le monticule de charbon, les briques pulvérisées, qu’il se rappelait avoir enjambées. Mais il y avait aussi dans son rêve des boulets de charbon épars. Or, là, ils étaient tous regroupés en un tas parfait.
Pas de craie, non plus. Cependant, toujours cette tenace impression de déjà-vu.
Sans vraiment réfléchir, il ramassa un bout de cagette et remua l’amas noirâtre, de manière à disperser les boulets comme dans son rêve. C’est alors qu’il s’immobilisa.
Là, au milieu du tas.
La pointe blanche d’un morceau de craie.
Elle existait.
Il s’en empara, ahuri.
Qu’est-ce qu’une craie blanche fichait au beau milieu d’un tas de charbon ?
4. JEUDI 3 MAI, 10 H14
Il avait fallu plus d’une heure et quart à Vic pour remonter de Boulogne-Billancourt vers Saint-Ouen. Sur le périphérique, une camionnette avait percuté une moto, au niveau de la porte Maillot. Une étoile filante de tôle et de gomme s’en était suivie, engorgeant à une vitesse incroyable les voies à l’ouest de la capitale. De quoi détester Paris. Déjà.
Ses mains abandonnaient de la sueur sur son volant. Impossible de prévenir l’équipe de son retard, la batterie de son téléphone portable se déchargeait horriblement vite et, depuis sa prise de fonction, Vic n’avait pas encore trouvé le temps d’en changer. Mortier allait gueuler. Mauvais départ pour un baptême du sang.
Le GPS le guida enfin devant la façade d’un entrepôt aménagé en loft. L’adresse se situait en bordure d’une zone industrielle, loin des artères principales, à proximité des studios de cinéma Calendrum et de bâtiments désuets. Partout, les différents services de la police s’activaient. Des coffres claquaient, des portes de fourgonnettes, notamment celles de la Scientifique, coulissaient. Uniformes bleus, verts, blancs, triste ballet multicolore au cœur d’un univers gris et morne.
— Tu veux un Ricard et trois olives ?
Vic se retourna vers le lieutenant Joffroy, qui bossait à la première division depuis 88. Joffroy, il avait connu les locaux de Beaujon, dans le 8e, puis ceux du boulevard Bessières en plein 17e. Un vieux de la vieille, à ranger dans les catégories « indomptable » et « à éviter ». Comme beaucoup, d’ailleurs.
— Il y a eu un accident sur le périph, et mon…
— T’as tout faux, V8. Et le gyro, il sert à quoi ?
— Le gyrophare ? Quel gyrophare ?
— Je vois le genre.
— Que s’est-il passé ?
— Pas le temps de t’expliquer. On se voit au bureau.
Joffroy, droit sous son Perfecto écaillé, envoya enfin avant de grimper dans un véhicule :
— Au fait, elles sont nazes tes pompes.
Vic observa ses baskets noires, mordues jusqu’à la corde, puis rabattit les pans de sa veste. Le ciel était couleur de plomb, et les températures pas franchement clémentes pour un mois de mai. Cela changeait d’Avignon. Et des olives.
Le commandant Mortier amena sa lourde carcasse à l’entrée du loft. Pour une fois, il n’était pas en train de manger ses paquets de chips au paprika. Mortier pimentait toute forme de nourriture. Peut-être un moyen d’annoncer son personnage : cinglant, piquant, ravageur. Depuis vingt jours qu’il le connaissait, Vic le savait capable d’exploser n’importe quand. Et n’importe où.
En arrivant, le jeune lieutenant remarqua ses mains raides, tendues, comme celles des militaires. Mauvais signe.
— Commandant, je…
— Tu ne me dis rien, Marchal. Tes justifications, je m’en tape. Écarte-toi.
Les deux hommes laissèrent passer un brancard sur lequel reposait non pas un sac de morgue, mais une toile opaque qui évitait au nylon de toucher le corps. Les brancardiers, masqués, paraissaient porter une tente canadienne. Derrière, trois techniciens de la police scientifique suivaient, des sacs scellés dans les mains. Nul n’ouvrait la bouche, les regards restaient fixés vers le sol. Dans l’un des sachets transparents, Vic aperçut une craie blanche. Dans un autre, un étrange outil, circulaire, rouillé et taché de sang. Puis encore d’autres éléments : un morceau de tissu, des cheveux…
— Encore quelqu’un à l’intérieur ? s’enquit Mortier.