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Rue de l’Ecole de Médecine, le lieutenant pénétra dans la faculté, vidée en ce jour de ses étudiants. Sous les longues arcades, seul résonnait le claquement de ses pas, et il en ressentit un frisson.

Achille Delsart patientait à l’entrée, devant la lourde porte en bois du musée. Vic s’attendait à rencontrer un vieil homme poussiéreux, mais le conservateur, lm80, les cheveux très courts, rayonnait de jeunesse, et il était presque beau dans sa blouse blanche et ses Nike. Les deux hommes se serrèrent la main. Vic plaqua un sourire avenant sur ses lèvres.

— C’est gentil de me recevoir. Je sais que la faculté est fermée et…

— Vraiment pas de quoi. J’en profitais pour faire du tri. Crânes, ossements, bref, la routine. Et c’est toujours agréable de croiser des personnes extérieures à la faculté.

— Je ne vous embêterai pas longtemps, de toute façon. J’ai quelques obligations.

— Du genre une épouse qui vous attend ?

Achille montra sa propre alliance.

— Je connais le problème.

Vic acquiesça et désigna la nouvelle serrure.

— Vous m’expliquez ?

— J’ai retrouvé la porte fracturée en février dernier, aux alentours de 8 h 00 du matin. J’ai immédiatement porté plainte au commissariat du coin. C’est la première fois que ça arrive depuis que le musée existe.

Vic s’approcha de la porte, se retourna et observa autour de lui. Les arcades, le jardin central, la centaine de fenêtres des salles de classe alignées sur plusieurs étages.

— Depuis quand le musée existe-t-il ?

— Oh ! Depuis 1835. Guillaume Dupuytren, professeur de médecine opératoire à la faculté, a destiné une partie de sa fortune à la création d’une chaire d’anatomie pathologique. Aujourd’hui, l’établissement est financé par un important fonds privé, ce qui nous permet de l’enrichir, d’organiser des expositions de qualité et de développer un certain nombre de recherches autour des anomalies congénitales.

— Et qui est derrière ce fonds privé ?

D’un geste de la main, Achille incita son interlocuteur à entrer dans le musée.

— Un Vieux collectionneur dont les coordonnées sont rangées avec les documents administratifs. Je vous les donnerai avant que vous repartiez, si vous voulez bien.

Vic sortit puis rempocha son portable. Presque déchargé, ça devenait une habitude.

— Parfait. L’entrée est gratuite pour les élèves en médecine ?

Ils passèrent devant la salle des archives, qui renfermait des centaines de bulletins de la société anatomique de Paris, des livres sur toutes les sortes de cancers, de tumeurs, de kystes. Puis ils se retrouvèrent face aux longues étagères vitrées. Vic se sentit intrigué, pris au piège de la curiosité. Bien sûr, ces difformités le dégoûtaient mais, d’un autre côté, il ne pouvait nier son attirance.

— Évidemment. Les étudiants pénètrent ici comme bon leur semble. Dupuytren est un passage obligé, ouvert l’après-midi uniquement.

Vic jeta un regard sur l’affiche du film Freaks, datant de 1932, de Tod Browning.

— Un chef-d’œuvre ce film, commenta Achille. Il réunit bon nombre de curiosités de l’époque, dont un homme-tronc, des microcéphales, des lilliputiens. Pour en revenir aux étudiants, nous conservons ici des spécimens uniques en Europe, que chaque médecin se doit de voir au moins une fois dans sa vie.

— Comme des mains à sept doigts ou des pieds à huit orteils ?

— De même que des mains doubles ouvertes, fermées, palmées, des éléphantiasis du médium ou des doigts hypertrophiés. Rien que pour les mains, je peux tenir la journée.

Vic ne pouvait s’empêcher de fixer les squelettes, au loin, pareils à des gardiens improbables, avec leurs crânes démesurés et leurs os déformés.

— Parlez-moi plutôt de la sirène dérobée.

Achille Delsart tendit le bras.

— Allons tout au fond du musée. Puis-je savoir pourquoi, trois mois plus tard, ce vol intéresse soudain la brigade criminelle ?

— Je ne peux malheureusement rien vous dire. Désolé.

Vic s’arrêta soudain devant une série de portraits horribles.

— Ces photos n’appartiennent pas au musée Dupuytren, expliqua Achille, mais à celui de la médecine de Bruxelles qui nous les a prêtées pour notre exposition. Venez, je vais vous montrer.

Ils s’arrêtèrent devant une grande affiche représentant Eléphant Man.

— Connaissez-vous le rapport entre John Merrick et Jack l’Eventreur ?

— Je suppose qu’ils sont les deux représentations qu’on se fait des monstres, chacun à leur manière, répondit Vic. Un monstre physique, l’autre moral.

— Pire, on les assimilait l’un à l’autre. En 1888, ce duo monopolisait la une des journaux. Pour les gens de l’époque, seuls des personnages comme Merrick pouvaient commettre des crimes aussi atroces que ceux de Jack l’Éventreur. Merrick a même été suspecté, une absurdité vu son handicap et ses difficultés à se mouvoir. Pour le peuple, Jack l’Éventreur ne pouvait être une personne dont le corps et le visage étaient normaux, comme vous et moi.

— Ils n’ont pas connu Ted Bundy ou Roberto Succo.

— Dans la littérature, le cinéma, on a toujours associé, même de manière subtile ou inconsciente, ces deux personnages. Patricia Cornwell, dans son ouvrage sur Jack l’Éventreur, cite Merrick et Hyde. Albert et Allen Hughes, dans leur film From Hell, ne peuvent s’empêcher de glisser un passage sur Merrick. Pourquoi n’y parle-t-on pas plutôt des peintres, des écrivains, des artistes de l’époque ? Il est quand même douteux d’associer systématiquement un malheureux frappé d’une maladie extrêmement rare, le syndrome de Protée, au pire monstre criminel engendré par l’humanité. On peut dire ce qu’on veut, mais Merrick n’est pas seulement mort de sa maladie, à vingt-sept ans. Il est aussi mort de désespoir.

Vic secoua la tête d’un air compréhensif. Achille s’approcha d’un cadre et le remit en place.

— Cette femme s’appelait Grâce Mac Daniels, elle souffrait d’une singularité génétique appelée « syndrome de Sturge Weber ». Le cliché date de 1935, cette malheureuse est devenue une vedette des plus grands shows américains, après avoir remporté le concours de la femme la plus laide du monde. À son décès, à quarante ans, son visage n’avait plus rien d’humain, et pourtant, les badauds venaient encore la contempler sur son lit de mort, en payant l’entrée, par centaines.

— C’est horrible…

— Quoi ? Elle, ou le comportement des gens ?

— Le comportement des gens. Ces affamés d’images, de morbidité.

Achille acquiesça.

— Aujourd’hui, on traque la moindre ridule, on se gonfle les lèvres au Botox, mais quand mes visiteurs rentrent en ces lieux, ils prennent la réelle mesure de la réalité, et ils en sortent presque heureux de leur bonne santé.

— On relativise ici, en effet.

— Toutes ces créatures, ces squelettes, derrière leurs vitres, ont vécu. On les précipitait dans des gouffres en Grèce, on les brûlait au Moyen Âge pour hérésie, au début du xxe on les affublait de surnoms ignobles : « L’indescriptible », « La chienne irlandaise », « Eléphant Man », « La femme baleine », « Nervio Nono », celui qui, même debout, touchait le sol avec ses mains. Un bébé naissait avec des poils et on accusait sa mère d’avoir copulé avec un animal ou le diable en personne. On leur crachait à la figure, on leur lançait des pierres.

Vic s’attarda sur d’autres photos, bien pires encore. Puis il se remit à avancer et tenta de recadrer la conversation sur l’enquête.