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— D’après le type au moignon, Grégory Mâche, vous avez tenté de vous saigner avec un couteau dans votre voiture. Drôle de comportement pour un simple observateur.

Stéphane se pencha, fouilla à l’aveugle sous son siège et ramassa l’une des deux pommes qu’il avait embarquées avant de se rendre aux Trois Parques.

— Cette brute est entrée dans ma Ford alors que je m’apprêtais à éplucher ma pomme. Et il m’a volé mon couteau. J’y tenais beaucoup. Il venait de mon père adoptif, on ouvrait les poissons avec.

— Je vois.

— Dites… Pendant ma tournée des endroits insolites, j’ai découvert un impressionnant musée sur les maladies congénitales. Dupuytren, vous connaissez ?

Vic contracta imperceptiblement les mâchoires. Les propos de Kismet s’accordaient parfaitement avec ceux de sa femme. Et Wang, entre-temps, avait appelé pour confirmer l’alibi du restaurant.

Stéphane Kismet n’était pas coupable.

— Pourquoi ai-je l’impression que c’est vous qui m’interrogez, et non l’inverse ? répliqua le jeune flic.

— Un homme, qui sait exactement où je me trouve, entre dans ma Ford et s’installe à son aise, comme bon lui semble. J’ai bien le droit d’en savoir un peu plus, non ?

— Bon, reprenons. Depuis quand menez-vous vos observations aux Trois Parques ?

— Oh, depuis hier seulement. Je faisais des recherches sur Internet, j’ai découvert l’existence de ce lieu qui m’a paru intrigant, et de ce fait, je m’y suis précipité.

— Alors vous êtes allé à Dupuytren l’après-midi, et aux Parques le soir ?

— Comment savez-vous que je suis allé à Dupuytren dans l’après-midi ? Ou alors…

Stéphane eut une bouffée de chaleur. D’un coup, le cheminement des événements se dessina dans sa tête.

— C’est ça ! Vous aussi, vous vous êtes rendu là-bas ! En rapport avec votre affaire !

— En effet.

Stéphane claqua des doigts, il s’agita comme un mobile déréglé.

— Et c’est de cette manière que vous êtes remonté jusqu’à moi. Parce que j’ai laissé ma carte au conservateur ! Vous vous êtes rendu chez moi, et… et alors que j’appelais ma femme, vous avez tout entendu ! Voilà pourquoi elle paraissait si bizarre !

— Décidément. On ne peut rien vous cacher.

Stéphane désigna le billet jaune du musée que Sylvie avait posé au-dessus de la boîte à gants.

— Vous devez me dire pourquoi votre enquête vous a amené jusqu’à ce musée.

— Pourquoi je le ferais ?

— Parce que… Parce que pour une raison que j’ignore, je suis concerné par votre histoire. Ecoutez Victor, je crois que le destin a décidé de notre rencontre.

— Qu’avez-vous dit ?

— Que je croyais que le destin…

— Non, avant. Comment m’avez-vous appelé ?

— Victor, pourquoi ?

Le lieutenant de police fronça les sourcils.

— Comment savez-vous que je m’appelle Victor ? Personne ne m’appelle Victor.

La lèvre supérieure de Stéphane se mit à trembler.

— Parce que… Parce que c’était écrit sur votre carte de police.

Les deux hommes se jaugèrent en silence. Vic inspira longuement puis s’empara de l’appareil numérique, devant lui.

— Pas mal, votre reflex. Moi, j’avoue que j’hésite entre un reflex et un bridge. Vous pensez qu’il y a une réelle différence ?

— Laissez ça, s’il vous plaît.

Vic le soupesa, fit mine de s’intéresser à l’optique et l’alluma.

— L’écran est vraiment génial. Très lumineux.

— Que faites-vous ?

Vic empêcha Stéphane de reprendre l’appareil et, malgré ses protestations, fit défiler les photos sur le petit écran LCD. Il ne découvrit d’abord que des images de prothèses, puis… une gamine dans la rue, que Kismet avait photographiée depuis l’intérieur de son véhicule.

Il releva un regard sombre.

— Pourquoi vous photographiez une petite fille à la dérobée ?

— Je… Je ne peux rien vous raconter. Vous seriez la dernière personne à me croire sur cette planète.

— Vous pouvez toujours essayer. On verra ensuite.

— Non. Dites-moi d’abord ce que vous faisiez au musée Dupuytren. Dites-le-moi.

Le policier fixait les mains de son interlocuteur, crispées sur le volant. Stéphane Kismet croyait en quelque chose. Il croyait en quelque chose dur comme fer, mais Vic était absolument incapable de deviner quoi.

Il sentit qu’il devait lâcher un peu de lest pour comprendre.

— J’enquêtais sur un vol.

— La porte forcée… Le conservateur m’a menti. Quel vol ?

— Sirénomélie, ça vous parle ?

Il passa comme un flux dans le regard des deux hommes. Vic sut que Kismet ne jouait pas la comédie, il ne simulait rien du tout.

— Votre homme a volé un bébé sirène ? Mais pourquoi ?

— Confidentiel, désolé. Pourquoi cette histoire vous intéresse-t-elle tant ?

— Je… Je recherche aussi le sensationnel, voilà pourquoi, improvisa Stéphane. Un voleur de monstres est sans doute un monstre lui-même.

Il ferma un instant les yeux, essayant de se remémorer l’intégralité de ses rêves. Les photos des victimes mutilées, les messages sur les murs de la chambre 6, la conversation téléphonique avec ce flic. Rien en rapport avec un bébé sirène.

— À vous, votre histoire, dit Vic.

Stéphane jouait avec le feu, mais il fallait faire parler le lieutenant. Il se mit à raconter :

— Ma femme ne vous a parlé de rien, sur mon passé ? Mes… flashes ?

— Rien du tout. Nous avons seulement discuté de vos créations.

— Depuis tout jeune, j’ai comme… des flashes. Des événements, que je sens juste avant qu’ils se produisent.

Vic ne trahit aucune émotion. Céline croyait aussi en ces bêtises-là, aux pouvoirs de l’esprit, au karma et compagnie. Mais pas lui. Pas un flic de la Criminelle, pas un passionné d’échecs, pas un fils né d’une famille de policiers. Néanmoins, il joua le jeu, même si cela était inutile puisque Kismet avait a priori un alibi pour la nuit du meurtre.

— Vous voulez dire… des visions ?

— Pas vraiment. Ni des intuitions, ni des prémonitions. J’ignore comment les définir. Je n’ai pratiquement jamais rêvé de ma vie. Enfin si, je rêve comme tout le monde, mais… mais je ne me souvenais jamais de rien. Ça arrive souvent aux somnambules.

— Moi aussi, je me souviens rarement de mes rêves, si ça peut vous rassurer. Et vous êtes somnambule ?

— Depuis l’enfance, mais pas toutes les nuits, heureusement, et je ne m’éloigne jamais vraiment de l’endroit où je me couche. Bref, j’avais une dizaine d’années et mon père adoptif n’arrêtait pas de m’emmener à la pêche, très tôt le matin, dans les torrents des Vosges. Pour me réveiller, il se passait un vieux masque de Dracula sur le visage, vous savez, ces ignobles machins en plastique avec un élastique. Il se penchait là où je dormais, le sol, mon lit, le coin de ma chambre, et m’agitait doucement le bras. Et quand j’ouvrais les yeux…

— Drôle de façon de réveiller un enfant.

— Je vous affirme que ça fonctionnait. À chaque fois, je bondissais. Il voulait m’élever à la dure, faire de moi un homme. Mon père adoptif était un montagnard, vous comprenez ?

— Parfaitement.

— Le soir, là où les parents racontent en général des légendes avec des princesses, lui me parlait de monstres, de loups-garous qui m’emporteraient si je me comportais comme un gamin, si je continuais à déambuler ainsi la nuit, si je pleurais. J’étais terrorisé. Je m’endormais avec la peur au ventre. Et pourtant, je ne me réveillais jamais en sursaut, jamais de cauchemars, rien. Rien ne sortait de mon esprit, tout s’y… emmagasinait.

— Et… c’est pour cette raison que vous fabriquez vos monstres. Tout ressort par vos mains aujourd’hui.