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— C’est ce que racontent les psychiatres que j’ai rencontrés.

Il laissa planer un silence, avant de poursuivre :

— Je ne rêvais pas, du moins je le croyais, mais tout au long de ma vie, je… je me suis vu effectuer des actions d’une manière si forte que je me sentais obligé de les réaliser. Comme une impression de déjà-vu, mais à la force décuplée…

Vic l’interrompit.

— Du genre, vous vous voyez monter des escaliers, en vous disant : « Mais j’ai déjà monté ces escaliers. Et maintenant, je sais qu’une femme va sortir sur son palier. » Et au moment où vous pensez cela, elle sort sur son palier, sauf que vous ignorez si vous l’avez pensé juste avant, ou précisément alors qu’elle sortait. Ça m’arrive tout le temps. Il paraît que c’est physique, l’information de chacun des deux yeux qui arriverait décalée dans le cerveau.

— Non, pas dans mon cas. Je fais des actions sans rapport avec une suite logique d’événements. En 1998, je prenais le TER pour Rennes. À cette époque, on pouvait encore descendre les fenêtres. À un moment donné, quand j’ai aperçu une maison rouge avec des tuiles noires, incrustées de tuiles blanches qui indiquaient la date 1918, j’ai soudain vu le train dérailler. Une vision d’une force telle que je me suis jeté sur le signal d’alarme et que j’ai sauté par la fenêtre.

— Wouah !

— Je me suis retrouvé en morceaux à l’hôpital, avec plus d’une dizaine de fractures et des hématomes partout. N’importe qui serait mort, mais pas moi. Miraculeusement vivant.

— Et le train ?

Le visage de Stéphane se décomposa.

— J’ai sauté en pleine courbe. D’après les survivants, le train a brusquement freiné et déraillé. Un défaut dans les freins, selon les experts.

Vic plaqua sa nuque contre l’appuie-tête et garda le silence quelques secondes.

— Bon sang… En croyant au déraillement du train, vous l’avez vous-même provoqué.

— Je… Je crois qu’il aurait déraillé, de toute façon. En fait, quand j’ai aperçu la maison avec ses tuiles, je n’ai pas réellement vu le train dérailler. J’ai su qu’il allait dérailler. Une partie de moi le savait. Comme si… Comme si quelqu’un me l’avait soufflé à l’oreille. Je n’avais d’autre choix que de tirer le signal d’alarme, et de sauter. Après, quand j’ai essayé de raconter cela, ça m’a valu de longues séances chez les psys. Tous ces passagers morts ou blessés par ma faute me hantaient. Les termes récurrents dans la bouche des spécialistes étaient : « hallucinations visuelles », « propension au suicide », « schizophrénie ». Mais je ne suis pas schizophrène. Tout est réel. Sans l’être vraiment. Enfin, je…

Vic hocha la tête.

— D’accord, monsieur Kismet…

— Vous ne me croyez pas, hein ?

— J’ai un peu de mal, voyez-vous.

Stéphane haussa les épaules.

— Normal, un policier est forcément quelqu’un de terre à terre. Même ma femme ne me croit pas. La seule solution qu’elle trouve est de m’envoyer chez des psys. À croire que je les attire, ceux-là.

Vic inspira et se redressa sur son siège.

— Les prémonitions, ce n’est pas trop ma tasse de thé. Selon moi, tout s’explique par la multitude des événements invisibles qui nous entourent. Au lycée, un prof m’avait par exemple parlé d’un écrivain, Roberston, qui, en 1890…

— … publiait un roman mettant en scène la tragédie du Titanic qui n’arriverait que vingt-deux années plus tard, je sais. Et je sais aussi ce que vous a dit votre prof. Que des centaines de milliers de livres et d’événements existent, constituant autant d’histoires, et que, forcément, les lois du hasard, de la probabilité et du temps qui passe impliquent que l’une d’elle se produira, au détail près, un jour ou l’autre. Plus il y aura de livres, d’images, de récits, d’événements, plus il y aura de… prémonitions.

— On peut dire cela, oui. Prémonitions, ou coïncidences, comme vous voulez.

Vic désigna l’appareil numérique.

— Et donc, la photo de la gamine ? Une vision, là aussi ?

Stéphane baissa les paupières.

— Je crois qu’elle va mourir. Bientôt.

Vic essaya de ne pas trop marquer son impatience et sa volonté de rentrer chez lui.

— D’accord… De quelle manière ?

— Noyée au fond d’une carrière inondée, Hennocque. Et je crois que Hector Ariez est mêlé à tout cela.

— D’où la raison de votre présence ici.

Vic comprenait mieux les explications du réceptionniste des Trois Parques et du conservateur du musée qui tous deux parlaient d’un comportement bizarre, limite agressif. Il saisissait mieux aussi la détresse apparente de Sylvie Kismet. Son mari semblait salement dérangé.

— Vous prenez des antidépresseurs ? Des neuroleptiques ? Des anxiolytiques ?

— J’ai arrêté… De la cochonnerie. Dites, vous allez enquêter sur Hector Ariez ?

— Désolé, mais cela ne se passe pas ainsi.

— Ah… Vous avez un enfant ?

— Non.

— Si vous aviez une gamine de l’âge de Mélinda, vous comprendriez.

Stéphane regarda la route, devant lui.

— C’est pour bientôt ? demanda-t-il.

— Quoi donc ?

— L’accouchement.

Vic tenta de cacher sa surprise.

— Qu’est-ce que vous racontez ? Ma femme n’attend pas d’enfant. Vous délirez ou quoi ?

— Pourquoi mentez-vous ?

— Vous arrêtez avec ça, d’accord ?

— La grossesse se passe mal ?

— Fermez-la, j’ai dit ! Ou je vous fiche mon poing dans la gueule !

Ce simulacre d’interrogatoire avait assez duré. Vic finit par tendre deux cartes de visite à Stéphane. Ce malheureux avait d’évidents problèmes psychologiques, beaucoup de soucis, mais rien qui puisse l’aider à faire avancer l’affaire.

— Vous avez toutes mes coordonnées, professionnelles et même perso, en cas d’urgence.

— Alors c’est tout ?

— Oui, c’est tout ! Quoi ? Vous voulez continuer à me raconter la fin des aventures du vilain petit canard ? Je vous contacterai, si besoin est. Point à la ligne. Et à votre place, je suivrais le conseil de votre femme et je retournerais voir un psy.

Vic sortit de la voiture. Stéphane l’imita et s’avança pour lui barrer le passage.

— Vous devez m’en dire plus sur votre dossier. Vous devez encore m’interroger !

Vic ne put s’empêcher de rire.

— Ça, c’est original ! Quelqu’un qui veut se faire interroger par la police ! On se rappelle si nécessaire, d’accord ?

— Écoutez ! Il va se passer des choses horribles, et…

— Il se passe des choses horribles tous les jours. Poussez-vous, s’il vous plaît.

Stéphane lui attrapa l’épaule. Vic le repoussa violemment.

— Virez vos pattes de là !

— Je… Je ne voulais pas. Excusez-moi, je… Dites-moi au moins sur combien de meurtres vous enquêtez ! Deux ? Deux meurtres ?

— Un meurtre. Et c’est déjà bien assez.

— Blonde ou brune ?

— Que disent vos visions ? lança Vic d’un ton exaspéré.

— Brune ?

— Désolé, mais elle était blonde. Il faudra porter plainte au bureau des visions foireuses.

Stéphane sentit une incroyable vague de détresse l’envahir. S’il se mettait à parler du corps de la blonde transpercé d’aiguilles, de celui de la brune saucissonné dans du barbelé contre un placard, il finirait en prison.

Il regarda les cartes de visite. Bientôt, il savait qu’il entrerait le numéro de Victor Marchal dans son téléphone à l’écran brisé. Et que les deux hommes, quoi qu’il arrive, allaient de nouveau se rencontrer. Dans le rêve, ils se tutoyaient.

Il savait aussi que la brune des photos allait mourir, sans qu’il ne puisse rien y faire.

Le jeune lieutenant démarrait, Stéphane se précipita soudain vers le véhicule et frappa au carreau. Vic baissa la vitre en soupirant.