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Le visage ravagé d’une gueule cassée de la Grande Guerre.

L’œuvre du Matador, sur la face de Cassandra Liberman, en était la reproduction fidèle.

Mortier se prit le front entre le pouce et l’index. Puis il se tourna vers Vic.

— T’es un habitué des musées, tu fonces sur Lyon en TGV. Fais des recoupements avec Dupuytren, Les Trois Parques, tout ce que tu veux.

— Commandant on est dimanche, je…

— Quoi, on est dimanche ? Un problème ?

— Non.

— Il me faut cet enfoiré, il me le faut le plus vite possible.

Vic soupira et s’adressa durement à son supérieur :

— Mon portable est déchargé, vous me prêtez le vôtre, que j’appelle ma femme ? La prévenir, au moins, si ce n’est pas trop vous demander.

42. DIMANCHE 6 MAI, 16 H 34

Seul dans sa grande demeure, Stéphane s’était replié dans Darkland. Pour unique lumière, un halogène, baissé au minimum. Ici, dans le cimetière de ses créatures morbides, entouré des messages destinés à Stéfur, il se sentait en sécurité, protégé du monde extérieur.

Il consulta avec la plus grande attention son carnet, à la recherche de nouveaux indices, d’autres voies d’investigation. Il avait rencontré Ariez, le flic, Mélinda, déniché Dupuytren, les Trois Parques, Hennocque, vu la craie blanche, la statuette asiatique, et encore d’autres détails. Mais à présent, il fallait absolument tout réordonner. Essayer de démêler cet inextricable sac de nœuds et agir.

Il retraça mentalement l’itinéraire de Stéfur tel qu’il l’imaginait, malgré les zones d’ombre entre les rêves. D’après ses notes et ses calculs, tout avait commencé le jeudi 10 mai, vers 2 h 30 du matin. Dans moins de quatre jours, lui-même courrait peut-être dans cette même maison, en pleurs, les mains en sang, et dévalerait les escaliers pour se rendre devant les bouteilles de vin. Là, un Sig Sauer, certainement celui de Victor Marchal, se braquerait sur sa tempe. Il avait beau retourner la question dans tous les sens, Stéphane ne voyait qu’une origine possible au sang sur ses mains. Mélinda…

Deuxième rêve, « Route vers Sceaux ». Toujours le 10 mai, à 19 h 30, Stéfur, dans sa Ford, foncerait chez Hector Ariez avec le flingue du policier. Comment avait-il récupéré l’arme ? Sur le siège passager traîneraient, tout couverts de sang, le petit mouchoir rose de Mélinda et des habits. Notamment la veste de pêcheur de son père, perdue depuis des années quelque part dans les Vosges.

Il fallait empêcher ces horreurs, contrer la marche implacable des événements. Partous les moyens.

Stéphane secoua la tête et courut jusqu’à sa cave à vin.

Après le premier rêve, il était descendu ici, avec Sylvie, pour y inverser le bourgogne et le bordeaux, de manière à les positionner comme dans le rêve. Quelqu’un, quelque chose, un marionnettiste invisible, faisait tout pour que les rêves se réalisent, au détail près. Mais ce quelqu’un, Stéphane était résolu à le contrer.

Il fallait tout tenter, surtout le plus simple. Aussi remit-il les bouteilles dans leur position initiale. Bordeaux en dessous, bourgogne au-dessus. Un détail stupide qui, peut-être, pouvait tout changer, faire mentir les rêves, et contrarier la suite des événements.

Il remonta ensuite au rez-de-chaussée, s’empara de la statuette asiatique et la fracassa contre le sol. Puis il ramassa les morceaux et les fourra dans un sac-poubelle. Comment apparaîtrait-elle sur cette table dans son futur, puisqu’elle n’existait plus ? Restait aussi le mouchoir de Mélinda à jeter. Il hésita, et se jura finalement de le lui rapporter, quand tout ce délire serait rentré dans l’ordre. Il voulait revoir cette gamine, le mouchoir serait un prétexte.

Il retourna enfin s’enfermer dans Darkland et se concentra de nouveau sur ses rêves pour tenter de les analyser. Deuxième songe : Stéfur, au volant de sa Ford, qui écoutait la radio. La journaliste annonçait que Mélinda venait d’être retrouvée morte, noyée dans la carrière Hennocque. Et, apparemment, on le recherchait, lui.

Stéphane porta une tasse de café froid à ses lèvres. Comment pouvait-il, en dépit de tout ce qu’il savait, se retrouver mêlé au meurtre d’une gamine ? Et s’il avait été victime d’un coup monté ? Et s’il avait voulu empêcher Ariez de tuer la fillette et que, ce faisant, d’une manière ou d’une autre, les soupçons s’étaient reportés sur lui ? Oui, c’était envisageable. Franchement cohérent, même. Ce qui expliquait pourquoi, dans le rêve, il débarquait devant chez Ariez avec un Sig Sauer. Pour se venger.

Il comprenait. Il comprenait de mieux en mieux ce qui allait se produire s’il ne changeait rien. S’il ne combattait pas le destin.

Rêve suivant. Le lendemain, le 11 mai, vers 14h 00. « Les Trois Parques ». Stéfur s’était réfugié dans une chambre d’hôtel. Il avait le crâne rasé et un masque en latex pour se cacher le visage. Sur son lit, des photos de scènes de crime. Une blonde et une brune, toutes deux tuées de façon ultraviolente. Comment avait-il obtenu ces clichés ? Le policier, ce Victor, les lui avait-il donnés ? Apparemment, Stéfur était désespéré, puisque, sur le lit, il s’était mis l’arme dans la bouche et semblait prêt à appuyer sur la gâchette. Qu’avait-il fait ? Qu’avait-il à se reprocher pour en arriver là ?

Stéphane serra le poing. Non, jamais il ne ferait de mal à personne.

Et pourtant, les morts jalonnaient son existence. Ludivine Coquelle. Gaëlle Montieux. Et les victimes du déraillement du train.

Toujours dans ce rêve, Stéfur avait aussi noté des messages sur les murs. Pourquoi « Rester loin de Mélinda » ? Aujourd’hui, Stéphane savait qu’il avait fait ce qu’il fallait. Il n’y avait plus qu’à espérer que la gamine avait compris la leçon, que jamais plus elle ne suivrait des inconnus. Il ne pouvait pas avoir empiré la situation en transgressant le message.

Cette autre phrase, concernant sa femme, l’inquiétait bien plus. « Surveiller Sylvie ». Pourquoi ? Que venait-elle faire dans cette histoire ? Avait-elle, elle aussi, quelque chose à se reprocher ? Pourquoi « Fuir avec Sylvie, loin de la maison » ? Étaient-ils en danger ? Qui pouvait les menacer ? Et que représentaient les autres notes, comme ce « Noël Siriel » ? « Tes messages BP 101 » ?

Il se rappela qu’il n’avait toujours pas rempli les papiers pour ouvrir la boîte postale 101. Il faudrait le faire prochainement.

Restait enfin ce coup de fil, passé par Stéfur à Victor, dans la chambre d’hôtel. Leur dialogue incompréhensible sur cette histoire de science, de nombres quarante-six et quarante-sept.

« C’est dingue comment les destins peuvent changer pour un rien. Quarante-six ou quarante-sept, qu’est-ce que ça change ? »

Stéphane ferma les yeux. Dans le rêve, Stéfur demandait des nouvelles de l’épouse du flic. Visiblement, à en croire le ton de Victor, leur relation battait de l’aile. Stéfur lui conseillait d’ailleurs de retourner auprès d’elle.

Pourquoi Victor avait-il caché à Sylvie la grossesse de sa femme ? D’ordinaire, un homme l’affiche plutôt fièrement. Pourquoi, lui, réagissait-il ainsi ? Qu’est-ce qui l’effrayait ? « Pourquoi tu n’as pas su empêcher ça ? » avait dit Victor à Stéfur. Empêcher quoi ? Leur séparation ? Un accident ? Son décès ? Cette femme, il ne la connaissait même pas !

Il sortit la carte de visite personnelle du lieutenant. Devait-il se rendre là-bas, à Boulogne-Billancourt ?

Stéphane se redressa, un peu fébrile, et posa sa tasse à côté du masque horrible, cette figure probable du meurtrier des deux femmes, aperçue sur la cassette de surveillance.