Vic, à son tour, se releva. Il se sentait un peu faible, mais pas nauséeux. Il regarda en direction du lit maculé, où le sang avait pris la couleur sombre de la mûre. En définitive, il était content de son retard. L’absence de corps dépersonnalisait la scène. Oui, il était honteusement heureux d’avoir échappé au pire.
Il se tourna vers Wang, en montrant du doigt une béquille, dans un coin.
— C’est à elle ? Jambe cassée ?
— On verra à l’autopsie. Le plus drôle, c’est que la béquille porte trois ou quatre empreintes de personnes différentes.
— Et les petites flaques d’eau, sur le carrelage ? J’en ai aussi vu une à l’entrée de la pièce.
— À ton avis…
— On ne sait pas ?
— Bien. T’apprends à une vitesse. Hallucinant.
Vic inspira, puis il se lança :
— Raconte-moi ce que tu as vu en arrivant. En détail.
Moh Wang laissa les techniciens de scène de crime quitter la chambre.
— Je ne sais pas pourquoi ils t’ont branché là-dessus. C’est pas bon pour toi.
— Et pourquoi ?
— Parce que c’est un cadeau empoisonné. T’es tout jeune, tout marié, tout bien rasé. Ta femme, elle va pas aimer.
— Ça ne concerne que moi.
— T’es un bleu, mec. Chez les Japs, on donne des coups de bâton sur le crâne des apprentis sumotoris, des mômes, pour les forcer à s’améliorer. Et tu sais quoi ? La plupart abandonnent dès le début.
Après avoir enfilé un gant en latex, Vic se dirigea vers l’interrupteur et essaya d’allumer.
— La vie est faite de coups de bâton, répliqua-t-il. Je sais les encaisser.
— Toi, t’as eu une belle vie, bien française, avec du pognon qui rentrait au foyer. De quels coups de bâton tu parles ?
Il haussa les épaules avant de continuer :
— N’insiste pas avec la lumière, elle marche pas. C’était déjà comme ça à notre arrivée. Tu ne trouveras plus un seul fusible dans la baraque. Et me dis pas que c’est bizarre, je le sais déjà.
Wang s’approcha du lac de sang et désigna le poster : une femme, baignée de soleil et de sable blanc.
— La victime, c’est elle. Annabelle Leroy.
— Merde.
— Merde, ouais. Une ancienne star du X, devenue pute de luxe indépendante. Quand je dis ancienne, elle n’avait que vingt-six ans. Et quand je dis de luxe, c’est vraiment de luxe. Uniquement du gros poisson. PDG, hommes d’affaires, avocats.
Il flotta un silence éloquent.
Vic fixait les lèvres siliconées, la peau brunie par les UV, sur le papier glacé.
— Une sacrée bombe.
— Et elle a explosé. Elle était attachée au lit, jambes écartées.
— Tête vers le haut ? Yeux bandés ou pas ? Elle était nue ?
— Oui, non, oui. Joue pas trop les profilers, mec, tu vas vite comprendre que ça ne marche pas comme ça. Je suis pas ton prof. Tu sors de l’école et t’es affamé, rien de plus normal. Mais ça disparaîtra vite. Demain, peut-être, tu préféreras rester chez toi.
Wang fit craquer les jointures de ses doigts, geste qu’il répétait à longueur de journée.
— Tu verras sur les photos. Le légiste a compté plus d’une centaine d’aiguilles, plantées partout dans la chair de la victime. Front, pommettes, épaules, torse, jambes.
Vic se massa le bras.
— Acupuncture ? Jeu sadomaso ?
— Boucherie. C’est rarement autre chose. Il lui a aussi coupé la dernière phalange de chaque doigt, la langue et les lèvres. Elle était nue, mais il avait enroulé un drap autour de sa taille, de manière à constituer une robe et cacher le sexe. Ses mâchoires étaient maintenues ouvertes par un Vieil engin rouillé, une espèce de… Merde, comment on dit ?
Vic regardait le matelas, immobile. Les mots crus de Wang tapaient déjà dans sa tête.
— Eh, Marchai, comment on dit ?
— Un écarteur de mâchoires ?
— Oui, c’est ça, un écarteur. A la vue des différents niveaux de cicatrisation des plaies, la façon dont la victime a sué, Demectin pense que le supplice a duré pas mal de temps.
— Demectin ?
— Le légiste.
Vic n’accueillit que tardivement le reste de la phrase : « pas mal de temps ». Comme dans les films ou les romans. Quels assassins s’attardaient sur les lieux du carnage, hormis les plus sadiques ?
Il tenta de rester académique. « Pas d’émotions », expliquaient les cours de psychologie. Comme si on pouvait aussi contrôler ses tripes.
— Sévices sexuels ?
— Non, même pas. Ah, autre chose. On a retrouvé des squames de peau, dans sa main droite. De la drôle de peau, d’ailleurs, comme… celle d’un serpent.
Dans la foulée, il désigna le tapis, à côté du lit.
— Ces trois renfoncements en triangle… Ça ne te dit rien ?
Le jeune flic s’accroupit.
— On dirait… les traces d’un trépied ?
— Ouais. Crime filmé, probablement.
— C’est pas vrai.
Moh Wang s’orienta vers des tiroirs.
— A priori, Leroy loue ce loft depuis seulement deux mois. On a retrouvé des factures d’une agence immobilière du 17e. La première date de mars.
Vic arracha son masque, il étouffait. Il désigna le mur, derrière le lit.
— Et là, sur le poster, ce « 78/100 ». Une idée ? 78 sur 100 ? 78% ? 78 centièmes ?
Il se rapprocha de la photo. L’écriture des chiffres, bien droite, ne laissait transparaître ni peur, ni panique, ni colère.
— Trop tôt pour le dire, répondit Wang. Peut-être une note ? Moi, perso, j’aurais mis 100 sur 100. C’est mon genre, les bombasses blondes. Le problème, c’est que ça marche pas dans l’autre sens.
— Il avait laissé la craie ?
— Elle a cassé sur le sol et un morceau a roulé sous une armoire. Et c’est peut-être là sa connerie, parce qu’on a des empreintes partielles dessus. Pas vraiment exploitables pour le fichier, mais bon… Et puis arrête avec tes questions, ça me gave maintenant.
Dans le groupe, Wang entretenait une réputation de sanguin. Dès qu’il avait dû s’approcher de lui – un peu forcé, ils partageaient le même bureau −, Vic avait embrayé sur Céline, ses origines asiatiques, le Vietnam. Et lorsqu’il lui avait montré la photo de sa femme, le Chinois avait changé de ton.
— On se met en route, ordonna Wang. On doit traverser Paname, une franche partie de plaisir.
— Pour asticoter sa… nana, c’est ça ?
— Juliette Poncelet. Elle bosse dans le porno.
— Elle est actrice ?
— Tout dépend de la définition que t’en donnes. Attends… Viens voir deux minutes.
Vic s’avança vers l’ordinateur portable.
— On a fouillé dans les papiers, expliqua Wang. Cette Juliette Poncelet recevait déjà son courrier ici, elle allait sûrement bientôt emménager.
Il démarra une vidéo, qui secouaVic instantanément.
— Bon sang, arrête ça !
— C’est crade, hein ? Je comprends pas bien ce qu’un canon comme Leroy fichait avec un boudin pareil.
Wang éteignit l’écran et montra un agenda.
— Notre pute de luxe semblait avoir un carnet d’adresses plein à ras bord.
— Si le tueur n’a pas volé le carnet, c’est qu’il n’est pas client.
— Ben voyons. Ou alors, il est intelligent. Ça arrive rarement, mais ça arrive. Et il a laissé ces adresses pour se disculper.
— Il est entré comment ?
Wang fronça les sourcils. Son collègue leva les bras en l’air.
— OK, j’arrête. Porte fracturée, je suppose. J’ai vu en entrant.
— Tu vois, quand tu réfléchis… Faut toujours réfléchir avant de parler. Allez, on se tire. J’ai pas de bagnole, on prend la tienne.
— Je veux bien. Mais on se passera de gyrophare.