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« Qui es-tu ? Où te caches-tu ? Qu’as-tu volé ce soir-là, à l’usine ? Comment va-t-on remonter jusqu’à toi ? » se demanda-t-il.

De l’air, il lui fallait de l’air.

Dans le couloir, il remarqua la porte légèrement entrebâillée de sa pièce secrète, celle aux fresques infâmes. Il y pénétra, les sourcils froncés. Qui était entré ici ? Certainement pas Sylvie. Les flics, alors ? Victor Marchal ?

Il s’arrêta entre les deux miroirs qui démultipliaient son reflet en une infinité de Stéphane et vérifia que rien n’avait été dérangé. Puis il s’approcha de la représentation du bébé sirène. Les policiers l’avaient aussi probablement remarquée, et avaient dû y voir une drôle de coïncidence. Et pourtant, il s’agissait bien d’une coïncidence. Stéphane n’avait rien à voir avec le vol de Dupuytren.

Il s’apprêtait à ressortir quand, soudain, il s’immobilisa au milieu de la pièce, l’œil fixé sur un bébé au nez plat et large, aux yeux curieusement écartés, au crâne allongé.

Un bébé trisomique.

Son cœur s’accéléra dans sa poitrine.

Le nombre quarante-sept.

« D’autant plus qu’il n’y en a jamais eu quarante-sept. »

Le nombre de chromosomes dans les cellules d’un bébé trisomique. Les vingt-trois chromosomes reçus du père, les vingt-trois de la mère, et le chromosome surnuméraire, résultat de l’anomalie génétique…

Stéphane se précipita sur son portable et composa le numéro du flic. Il tomba immédiatement sur sa boîte vocale. Téléphone éteint, probablement.

Il remonta vitesse grand V, laissa un mot pour Sylvie et fonça vers sa voiture.

Direction Boulogne-Billancourt.

Dans le futur, Stéfur n’avait pas réussi à éviter un drame. Probablement la mort du bébé, ou celle de la mère.

Mais lui, il y parviendrait.

43. DIMANCHE 6 MAI, 17 H12

Deux heures après son départ de Paris, le TGV pénétrait en gare de Lyon Part-Dieu. En descendant sur le quai, Vic aperçut des couples enlacés et en ressentit une profonde tristesse. Peut-être un autre type, un mec bâti pour le métier de flic, les journées et les nuits sur le terrain, aurait-il apprécié cette virée dominicale, mais pas lui. Il refusait d’infliger à sa femme, à son futur enfant, ce que son propre père lui avait infligé : l’absence.

Là, seul à arpenter le bitume, il réalisa qu’il s’était sans doute trompé de métier. Il existait tant de jobs moins noirs et moins destructeurs, surtout pour un type acharné, pointilleux et instruit comme lui.

Il entra dans une pharmacie de garde et acheta un tube de Guronsan. Il détestait les excitants, les somnifères, les drogues. Mais là, pas le choix…

Il héla un taxi et demanda la direction de l’hôpital de l’Hôtel-Dieu. Il y avait rendez-vous avec Dominique Sertis, le conservateur du musée des hospices civils.

Le personnage, d’une cinquantaine d’années, ne devait pas être beaucoup plus grand que Wang mais compensait sa petite taille par une classe sans égale.

Vic expliqua d’emblée la raison de sa venue – le meurtre sauvage de Cassandra Liberman – et demanda à visiter l’exposition, avec une seule idée en tête : enfin rentrer chez lui. Dominique Sertis lui offrit un café dans le hall.

— Un véritable succès, cette exposition. Plusieurs milliers de visiteurs, aussi avons-nous décidé de la prolonger jusqu’à fin juin.

Lentement, ils avancèrent vers le musée et pénétrèrent dans une première salle réservée aux objets et instruments médicaux. Chirurgie, obstétrique, urologie, odontostomatologie…

— D’où est partie l’idée ?

— Le but est de faire découvrir à notre public les prémices de la chirurgie réparatrice au début du xxe siècle. Très vite, nous sommes entrés en contact avec mademoiselle Liberman, qui détenait une impressionnante collection de clichés originaux. En plus de cette collection photographique unique, nous avons commandé huit moulages faciaux d’authentiques gueules cassées, reproduites d’après des photos et des témoignages. L’exposition montre également les techniques employées pour la restauration des visages, ainsi que l’apparition des prothèses et des greffes. Comme vous allez le constater, c’était très archaïque.

Vic posa les questions de routine sans rien apprendre de primordial pour l’enquête. Après la prise de quelques notes inutiles, il continua la visite, guidé par son hôte.

Au bout d’une autre salle, celle des archives, ils abordèrent la partie de l’exposition dédiée aux clichés noir et blanc, tous commentés d’un petit texte. Vic crut bien s’engager, encore une fois, dans l’antre de la folie. Les photos, effroyables, défiaient l’imagination.

— Cassandra avait retravaillé ces images à l’ordinateur, de manière à leur donner un coup de jeune et à les éclaircir. Un travail formidable.

— Vous la connaissiez bien ?

— Nous ne nous sommes vus que trois ou quatre fois, lors de la préparation de l’exposition. Une fille intrigante, mais passionnée et très professionnelle.

— Une passion qui, indirectement, l’a tuée.

Vic s’approcha des agrandissements de ces portraits de soldats, tous extrêmement jeunes. Visages mutilés, brûlés, déchirés. Le métal d’appareils barbares se mélangeait à leur chair. Des lambeaux de peau, issus d’autres parties du corps – bras, cuisses −, se retrouvaient greffés au menton. Sur l’un des clichés, Vic reconnut un écarteur de mâchoires, en tous points semblable à celui utilisé par le tueur sur Leroy.

— Parlez-moi d’eux, demanda Vic d’une voix émue. Racontez-moi l’histoire de ces pauvres types.

Sertis réajusta un cadre bancal avec une précision d’horloger.

— La Grande Guerre a causé les blessures les plus effrayantes jamais imaginées. On parle souvent des morts au combat, mais cet affrontement fut avant tout une boucherie qui laissa derrière elle presque trois millions de blessés dont trois cent mille mutilés. Et vous connaissez le responsable ?

— Les hommes ? Les chefs ? L’armée ? L’idiotie du monde ?

— L’artillerie. Les éclats d’obus sont à l’origine de soixante-dix pour cent des blessures. Somme toute, les balles ou les baïonnettes ne tuèrent que très peu, relativement à ça. Le processus de fragmentation des obus était étudié de manière à ce que les éclats ne perdent pas leur vitesse, même en contact avec la chair. Ils pouvaient arracher n’importe quelle partie du corps et continuer sur leur lancée sur plusieurs dizaines de mètres, si bien qu’on a retrouvé des fragments de corps fichés dans ceux de leurs voisins. Quand les brancardiers arrivaient sur les premières lignes, surtout la nuit pour éviter les tirs ennemis, ils ne réussissaient pas à distinguer les morts des vivants. Et parmi les vivants, ils devaient choisir. D’innombrables blessés ont agonisé longuement sur les champs de bataille, parce qu’on considérait qu’il n’y avait plus d’espoir pour eux. Et aussi parce que même les brancardiers, pourtant habitués à l’horreur, ne pouvaient supporter pareille vision d’apocalypse. Lisez ici, sous ce portrait, le témoignage de l’un d’entre eux.

Vic lut à voix haute :

— « Je détourne les yeux, mais j’ai vu et je n’oublierai jamais, dussé-je vivre cent ans. J’ai vu un homme qui à la place du visage avait un trou sanglant. Plus de nez, plus de joues ; tout cela disparu, mais une large cavité au fond de laquelle bougent les organes de l’arrière-gorge. Plus d’yeux mais des lambeaux de paupières qui pendent dans le vide… »

Le jeune policier posa nerveusement sa main sur son front.

— C’est terrible… Ces gens… Ces gens dégageaient une odeur ? Je veux dire, toutes leurs plaies, leurs…

— Evidemment, une véritable odeur de cadavre. Ils bavaient sans cesse, leurs blessures s’infectaient en une journée et malgré les antiseptiques, il en émanait une puanteur extrême.