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Sertis haussa les épaules.

— Les gueules cassées représentent certainement le pire héritage de la guerre, comme vous pouvez le voir.

Oui, cela se voyait, et le Matador aussi voulait que son acte se remarque. Comme avec la sirène et Dupuytren, il voulait que le rapprochement avec les gueules cassées se fasse, il voulait prouver qu’on ne doit pas plaisanter avec l’horreur, ni l’exhiber aux yeux des curieux, avides de morbidité. Leroy et Liberman venaient de payer le prix de leur mépris.

Le lieutenant s’avança vers d’autres photographies et se figea devant celle tirée à partir du négatif que Wang leur avait montré. Le conservateur la commenta :

— Le procédé du sac, qui permet de traiter la constriction de la mâchoire.

Sans aucun doute, le Matador s’était inspiré de ce cliché pour accomplir son « travail ».

— La Grande Guerre, continua Sertis, a été celle de l’improvisation. Personne ne s’attendait à ce qui allait arriver, à tant d’inhumanité. Face à l’artillerie, les hôpitaux ont été saturés à une vitesse foudroyante. Certains d’entre eux fermaient même leurs portes aux gueules cassées, les « baveux », comme on les appelait. Mais devant la multiplication de ces blessés au visage − entre quinze et trente mille −, la chirurgie maxillo-faciale, quasiment inexistante, s’est finalement développée. Le procédé du sac fut l’une des pires atrocités en terme de reconstruction faciale. Faire passer un crochet dans la chair, sous le menton, et y suspendre des poids pour éviter la constriction… Imaginez le supplice du blessé, qui devait supporter cela chaque jour.

Plus loin, d’autres scènes encore.

— Regardez tous ces instruments épouvantables, des dilatateurs, des poires d’écartement, des ouvre-bouches à vis. Ah, ces gens réussissaient à survivre, bien sûr, mais combien se sont suicidés à l’hôpital ? Combien furent rejetés par leur propre famille ? Combien sont morts de désespoir ?

Achille Delsart, à Dupuytren, avait prononcé exactement la même phrase, à propos de John Merrick. Les deux conservateurs tenaient d’ailleurs un discours très proche, comme si face à tant d’abomination on apprenait nécessairement l’humilité.

Le jeune lieutenant désigna un miroir, à l’arrière-plan d’une photo.

— Ce miroir est brisé ?

— Bien observé. Beaucoup de gueules cassées étaient effrayées par leur propre visage, la plupart ne se reconnaissaient pas ou ne voulaient pas se reconnaître. « Cet objet de malheur », comme ils l’appelaient, était d’ailleurs interdit dans certains services.

Vic n’en revenait pas. Le Matador avait soigné sa mise en scène jusqu’à reproduire ce détail.

Ils se rendirent dans la pièce suivante, où étaient présentés les huit moulages grandeur nature des gueules cassées. Les mannequins, habillés de tenues militaires, paraissaient constitués de chair et d’os, et le spectacle était terrifiant.

— Très impressionnant, commenta le policier. Dire que… que ça a existé.

— Ces cires sont sublimes, n’est-ce pas ? fit le conservateur. Stéphane Kismet a fait un travail merveilleux.

Vic crut bien qu’il allait s’écrouler.

— Le… Le Stéphane Kismet qui travaille pour le cinéma ? Longs cheveux noirs, et… il habite dans l’Oise ?

— Lui-même. Toutes les œuvres sont signées « S. K. », sur la nuque, vous pouvez vérifier.

Vic s’approcha d’une reproduction en cire et observa derrière la nuque. « S. K. »

— Et… lui et Liberman se connaissaient ?

Sertis secoua la tête.

— Non, pas à ma connaissance, en tout cas. Les projets photos et cires ont été menés séparément. Vous savez, Kismet n’a pas travaillé que pour nous, il réalise beaucoup de moulages pour d’autres musées liés à l’anatomie. Pas étonnant que vous retombiez sur lui si vous mettez les pieds dans ce genre d’exposition. Il est la référence en la matière.

Le lieutenant de police acquiesça d’un léger mouvement de la tête. Kismet avait croisé Cassandra Liberman aux Trois Parques, devant la chambre 6, mais apparemment, d’après Amandine Gosselin et le réceptionniste de l’auberge, ni l’un, ni l’autre ne se connaissaient.

S’agissait-il, une fois encore, d’une simple coïncidence ?

Vic considéra attentivement les figures de cire qui lui faisaient face. Pouvait-il exister, sur cette Terre, plus atroce souffrance que de voir une partie de son visage arrachée, ses dents explosées en morceaux, et d’espérer sur un champ de bataille l’arrivée des secours ? De voir ses frères d’arme partir en lambeaux ? Qu’est-ce qui était alors le pire ? Vivre, ou mourir ?

Leroy et Liberman avaient-elles supplié, comme ces soldats, pour qu’on les achève, pour que la douleur cesse ?

Avaient-elles voulu mourir ?

D’un coup, Vic s’arrêta, comme frappé par une évidence.

— Bon Dieu ! Voilà ce qu’il évalue sur les murs !

— Pardon ?

— La douleur ! Il donne une note à la douleur !

Le jeune flic se mit à aller et venir entre les mannequins. Le Matador injectait la morphine, officiait sur ses victimes – les extrémités coupées, les aiguilles dans les muscles pour Leroy, le barbelé et les sacs suspendus pour Liberman – et attendait le réveil du corps. Et là, il devait se placer face à elles, et mesurer l’onde fulgurante qui fusait de leurs yeux, de leur cri, du tressaillement de tous leurs nerfs.

Le Matador cherchait à provoquer le point ultime de la souffrance, avant de le noter sur le mur, comme un trophée. On ne peut raconter la douleur, la décrire. Le seul moyen, c’est de la vivre ou de la voir. La regarder à cent pour cent. Observer les traits qui se décomposent, écouter l’intensité du hurlement qui transperce le bâillon, entendre les dents grincer.

« Je sais que ça te fait mal. Très, très mal. Combien, combien selon toi ? Soixante-dix ? Quatre-vingts ? Tu as bien crié. Sur mon échelle de la douleur, je vais te mettre une excellente note. »

S’il mesurait leur douleur, alors sans doute souffrait-il, lui aussi. Une vraie, une grande douleur physique, sûrement engendrée par une maladie nécessitant un apport régulier de morphine.

Vic regarda son avant-bras, le poing serré. En lui aussi rampait le serpent de la maladie. Sa névralgie cervico-brachiale, un mal invisible que ne détectaient ni les IRM, ni les électromyogrammes, ni les rayons X. Un mal qu’il gardait précieusement pour lui, qu’il ne partageait qu’avec son médecin. Une bête pernicieuse qui l’empêcherait sûrement, un jour, de tenir un flingue.

Le Matador, quant à lui, voulait au contraire partager sa douleur. De manière explosive.

Quel infâme procédé trouverait-il la prochaine fois pour dépasser le 82 sur 100 de Liberman ? Quand et où frapperait-il ?

Et sur qui s’acharnerait-il, cette fois ?

44. DIMANCHE 6 MAI, 17 H 53

Après le départ précipité de Vic, dans la matinée, Céline avait décidé de faire le ménage de fond en comble pour tenter de s’occuper l’esprit. Son mari avait quitté l’appartement sans même lui adresser la parole après avoir été, une fois de plus, appelé par la brigade. S’il ne fixait pas de limites, ils lui demanderaient de décrocher la lune.

Elle pria égoïstement pour qu’il plaque tout. Qu’ils puissent encore rentrer à Avignon, tant qu’il n’était pas trop tard.

Céline déballa la poussette laissée dans son carton depuis l’emménagement. Elle la déplia fièrement et la testa dans le salon, imaginant déjà le nourrisson y faire ses premiers gazouillis. Vivement la naissance.

La jeune femme alla ranger quelques objets dans la chambre du bébé, replaça méticuleusement des peluches orange et jaunes − des couleurs neutres, garçon ou fille – et ferma la porte au moment où l’on sonnait à l’interphone.