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— Vous… Vous avez deviné que ma femme était enceinte, que notre enfant présentait peut-être une trisomie, vous m’avez appelé Victor, puis vous avez… prédit que mon bébé allait mourir. Vous avez dit que le destin avait décidé de nous mettre sur le chemin l’un de l’autre. Vous devez tout m’expliquer. Depuis le début.

Stéphane sortit une bouteille de whisky d’un sac en plastique.

— Je vous en sers un verre ?

— Un grand verre. Dire qu’il y a trois jours, je détestais ça, l’alcool… Mais maintenant, je ne dors plus, je ne mange plus, je me bourre de cachets pour tenir… Manque plus que la clope.

Il sortit un paquet de cigarettes emballé, ainsi que sa boîte d’allumettes.

— Vous permettez ?

— Allez-y. Mais ne me dites surtout pas que vous reprenez aujourd’hui.

Vic gratta plusieurs fois l’allumette intacte sans succès, puis réussit finalement à l’embraser. Il porta sa cigarette à la bouche.

— Si, maintenant, face à vous. Et sans regret. Sans aucun regret.

— Vous ne devriez pas.

— Ne vous y mettez pas. Suffisamment de personnes me disent déjà ce que je dois faire ou ne pas faire. Ras-le-bol.

— Dans l’un de mes rêves où on regardait une cassette vidéo tous les deux, vous fumiez, il était donc prévu que vous recommenceriez. Le destin vous manipule, vous aussi.

Vic toussa, puis, lentement, la fumée descendit dans ses poumons. Il ne ressentit aucun plaisir particulier mais, tout de même, cela lui fit du bien de braver l’interdit, de se sentir libre, pour une fois.

— Comment va votre épouse ? demanda Stéphane.

Vic but une grosse gorgée d’alcool en fixant un masque monstrueux, posé sur l’établi.

— Expliquez-moi, je vous en prie. Vos visions. Dites-moi tout ce que vous savez.

Stéphane s’assit sur son siège à roulettes et croisa les bras.

— J’ignore si je peux. J’ai besoin que vous y croyiez, et je ne suis pas certain que…

— Même si je n’y comprends absolument rien, comment pourrais-je ne pas y croire ? Mon bébé est mort et vous saviez que cela allait se produire, alors que la probabilité que ça arrive était quasiment nulle. Un autre gynécologue, un autre moment, un endroit différent, un feu rouge au lieu d’un feu vert, et le fœtus aurait probablement vécu. Et vous, vous aviez prévu cela, de manière si… précise…

Stéphane avala cul sec son whisky, se retourna, s’empara de son carnet et s’avança dans le sous-sol.

— Suivez-moi. C’est à quelques kilomètres d’ici seulement. C’est là-bas que je veux vous raconter. À l’endroit où tout a commencé. Voilà si longtemps…

Stéphane prit la direction de Coye-la-Forêt, s’engagea sur la route communale et se gara, cinq minutes plus tard, sur le bas-côté. Les deux hommes pénétrèrent dans un bosquet, puis arrivèrent à proximité d’une vieille voie de chemin de fer. Stéphane escalada un grillage branlant pour se retrouver sur les rails.

— Alors, vous me suivez ?

Le flic l’imita et ils se mirent à marcher le long du ballast. Lentement, Stéphane commença à raconter :

— Juillet 92, j’avais quinze ans. Mes parents adoptifs descendaient régulièrement des Vosges pour venir à Coye en vacances, dans leur famille. Moi, j’adorais cette ville, parce que, chaque année, je revoyais une amie prénommée Ludivine Coquelle, la petite voisine. Nous nous connaissions depuis nos sept ans.

Il ramassa un bâton et le jeta au loin, avant de reprendre sa marche, entre les rails.

— Avec Ludivine, on jouait souvent ici. Une voie de chemin de fer que l’on croyait abandonnée.

— Elle ne l’est pas ?

— Non.

Stéphane désigna une courbe, à une centaine de mètres devant eux.

— C’est là-bas que ça s’est produit.

— Vous ne devriez pas marcher sur ces rails.

— Il ne m’arrivera rien. Pas aujourd’hui, tout au moins. Les rêves prémonitoires ont au moins cet avantage.

Il accéléra le pas et continua avec émotion :

— Nous avions suivi précisément ce trajet… Ludivine avançait juste… devant moi, en équilibre sur le rail de gauche. Je vois encore ses bras, déployés comme des ailes d’oiseau, puis… puis ses cheveux dans le vent. Tout est si net en moi. J’ai oublié des millions de choses, mais pas ces minutes-là. À un moment donné, en passant devant…

Il progressa de dix mètres, et posa les pieds sur le bois craquelé.

— … cette traverse précisément, celle qui est plus claire que toutes les autres, j’ai vu quelque chose dans ma tête… Un train qui surgissait du virage.

Il ferma les yeux, visiblement très affecté.

— Alors, instantanément, je me suis… jeté à droite, en hurlant : « Un train va arriver ! Recule Ludivine ! Recule ! » Elle s’est tournée vers moi, a ri, et s’est écriée : « Qu’il vienne alors ! » Deux secondes plus tard, la masse jaillissait.

Vic s’immobilisa en secouant la tête.

— Mon Dieu… Elle y est restée, et pas vous.

Stéphane demeura un moment sans voix.

— J’ai survécu à quelque chose d’incroyable, reprit-il enfin. Ma femme, mes fréquentations d’aujourd’hui ignorent tout de cette histoire. Ces images-là me rongent l’estomac, comme un ulcère. Lorsque j’ai… tué accidentellement la petite Gaëlle Montieux, voilà deux mois, les… les gendarmes n’ont pas fait le rapprochement avec cette affaire de Coye, vieille d’une quinzaine d’années. S’ils l’avaient fait, je n’ose pas imaginer ce qu’ils auraient pensé.

— Et pourtant, vous n’y êtes pour rien.

— J’aurais pu la sauver au lieu de me jeter sur le côté. J’aurais dû courir vers elle et la pousser.

Il regarda loin devant lui.

— Six années plus tard, j’ai essayé d’empêcher un accident de train que j’avais vu dans un flash, en tirant le signal d’alarme. Mais il y a eu un défaut dans le système de freinage, et des dizaines de passagers ont péri. Et moi, moi, je m’en suis encore sorti. Pourtant, n’importe qui y serait resté en sautant du train. Et il y a soixante-deux jours exactement, je cherche à éviter de percuter une gamine à un endroit, et du coup je la percute quand même, un peu plus loin. Je me suis fracassé contre un arbre. J’ai été sauvé miraculeusement parce que j’avais pris la Mercedes, alors que je prends toujours ma vieille Ford.

— Vous habitez tout près d’ici… Quinze ans plus tard, vous êtes revenu pour tenter de comprendre, c’est ça ?

Stéphane contracta les mâchoires.

— Juste après mon emménagement, voilà trois mois, je me suis rendu ici, pour… me rappeler. Ça faisait si longtemps.

Il baissa les yeux.

— Depuis quelques jours seulement, depuis que je me souviens de mes rêves, je sais que Stéfur – mon personnage dans ces rêves, une sorte de double de moi-même au futur −, a toujours été là. C’est lui le petit bonhomme sur mes dessins d’école. C’est lui qui m’a poussé à tirer le signal d’alarme du train. C’est lui qui m’a fait freiner devant la borne N16. Et c’est lui qui m’a dit d’avertir Ludivine que le train arrivait. Il essaie d’empêcher des accidents qu’il a vus, en me prévenant par les rêves. Mais les rêves ne servent à rien, les malheurs se produisent quand même, parce que le destin fait tout pour ça. Et moi, moi je survis, certainement parce que le destin n’avait pas prévu que je meure de cette façon. Ce fichu destin refuse de se laisser faire. Regardez avec votre femme… J’ai tout tenté pour empêcher les examens, et pourtant… Quoi que je fasse, je n’arrive pas à changer le cours des événements.

Stéphane s’approcha de Vic et le regarda dans les yeux.

— Il est temps que je vous explique tout ce que je sais sur votre affaire. Et si vous me mettez en prison, alors tant mieux. C’est préférable à ce qui risque de se produire. Je ne veux pas avoir d’autres morts sur la conscience. Parce que je n’arrive plus à sortir leurs cris ni leurs visages de mon crâne, vous comprenez ?