— Putain, mec, je crois qu’on va pas être d’accord tous les deux.
Vic l’interpella alors qu’il s’éloignait.
— Eh, Moh !
— Quoi encore ?
— Merci de pas m’appeler V8. Après vingt jours, même « mec », ça me fait du bien.
Wang fit craquer sa nuque d’une rotation de la tête.
— J’ai qu’un copain sur Paris, et c’est un poisson-chat.
Vic accéléra pour se retrouver à sa hauteur.
— Je n’ai pas été pistonné.
— Et t’es arrivé à la première direct ? C’est un gag ?
— J’ai obtenu de bons résultats. Les meilleurs en psycho.
— La psycho, ouais… T’aurais dû faire psy, alors. T’as complètement foiré au tir et en combat, il paraît.
— Les nouvelles vont vite.
— Tu sais, on va pas loin avec la psycho. Par contre, avec un paternel ancien directeur adjoint de la DIPJ, c’est…
— Je n’ai pas été pistonné, je te dis.
Wang fit un geste de la main.
— Moi non plus. Te plains pas s’ils t’appellent V8. Moi, ça a été Moh Viet pendant plus de trois ans.
— Police et subtilité, ça ne rime pas vraiment. Mais t’es bien chinois, non ?
— Viet, Chinois, Jap… Pour eux, c’est pareil.
Juste avant qu’il monte dans sa Peugeot, Vic voulut poser une main sur l’épaule de son collègue, mais il se brûla au regard incendiaire de Wang. Il retira son bras et dit :
— Un dernier truc. Qu’as-tu ressenti en entrant dans la pièce, ce matin ?
— Pourquoi tu veux savoir ?
— Pour savoir comment… comment je serai, dans quelques années. Mon père, à la maison, il ne racontait jamais. L’image qu’il m’a toujours donnée des flics, c’est quelque chose qui n’existe pas.
— Et tu t’en rends compte que maintenant ?
— On dirait. Alors, tes sensations ?
Une fois installé, Wang suivit du doigt la grande fissure qui traversait presque tout le pare-brise.
— J’ai rien ressenti. Absolument rien. Il paraît que c’est pas normal chez moi. Que j’ai un truc qui déconne. Mais bon…
Il piocha une cigarette dans son paquet et dit :
— Tout à l’heure, j’ai remarqué, t’as pris une boîte d’allumettes dans ta poche. T’es un ancien abonné de la sucette à cancer ?
Vic sortit une vieille boîte, qu’il ouvrit.
— Il y a deux allumettes. L’une grillée le jour de mon mariage, pour mon ultime cigarette…
— Et l’autre ?
— Elle est intacte et représente beaucoup. S’il me reprenait un jour l’envie de fumer, j’ouvrirais cette boîte, je gratterais cette allumette, et j’aurais alors conscience de la gravité de mon acte.
Wang tourna la molette de son briquet.
— Ton vieux dopait ?
— Il fume toujours.
— On clope tous. Cloper, ça évite d’avoir envie de se laver les paluches jusqu’au sang tous les jours. Si ton père ne te montrait rien, c’était sûrement pour ton bien. Et te faire croire que notre job, c’est chouette.
6. JEUDI 3 MAI, 12 H 58
— Je peux allumer ? demanda Vic.
— Non. Laissez éteint, j’aime pas la lumière.
Juliette Poncelet se terrait dans un petit appartement à Arcueil, au sud de Paris. Les volets baissés aux trois quarts plongeaient le salon dans une pénombre glaciale. Inconfortablement assis sur une chaise en métal, les mains sur les genoux, Moh Wang dévisageait son interlocutrice.
— Vous devrez bientôt emménager chez Annabelle Leroy, c’est ça ?
Juliette était maquillée à la Marilyn Manson, le visage d’une blancheur maladive. En fixant ses yeux, Wang avait l’impression de sombrer dans deux niches lugubres, creusées dans une falaise de craie. Curieusement, la créature à l’allure gothique, bien en chair, n’avait pas versé une seule larme à l’annonce du décès.
— Nous deux, c’était sérieux. On se connaissait depuis janvier, et Anna a tout de suite flashé sur moi.
Wang ne put cacher sa surprise, trois méchants sillons se dessinèrent sous sa coupe en bol. Juliette le remarqua.
— Ça vous tue, hein, qu’une fille avec un physique comme le sien s’intéresse à une boule de graisse ?
— Il en faut pour tous les goûts.
Juliette plissa le nez.
— C’est vous qui sentez si fort ?
— On sort d’un resto chinois, répliqua Wang.
En retrait, dans l’ombre, Vic esquissa un sourire. Du coin de l’œil, il décortiquait l’aménagement du salon. Profusion de cuir, de métal et de vinyle. Des CD de Cradle of Filth, Paradise Lost, Opeth, pas mal de death métal. Mais rien, dans ce terrier, ne laissait deviner que Juliette tournait dans des films à dominante sadomasochiste.
— Et vous ? Vous avez flashé sur elle ? continua Wang.
Dès qu’elle détournait un peu le regard, le flic absorbait chaque détail de son comportement : ses mains jointes et figées, prises dans des gants en cuir, le mouvement de ses épaules, les tensions de son cou, la palpitation de ses paupières.
— Au départ, Anna n’était pas mon style.
— C’est quoi, votre style ?
Juliette fit descendre sa main gantée sur son visage, comme pour souligner une évidence. Son fauteuil grinça lorsqu’elle pencha ses kilos vers l’avant.
— A votre avis ?
Wang se retourna vers Vic et tapota du bout des doigts sur la chaise voisine. Le jeune lieutenant vint s’y installer et étira ses jambes.
— Dans ce cas, pourquoi Annabelle, si elle n’était pas votre style ? poursuivit Wang.
Il y eut un léger flottement.
— Parce qu’elle avait du pognon. Et que le pognon, ça m’aurait permis de me sortir de cette merde.
De plus en plus, Wang avait le sentiment de s’adresser à un bloc de viande froide. Froide et avariée. Car, même sous des strates de maquillage, Juliette était plutôt… moche.
— Ça ne rapporte pas, ce que vous faites ?
— Et je fais quoi, à votre avis ?
Wang opta pour l’interrogatoire No limit, comme il disait. Avec le No limit, on pouvait tout miser en un coup, comme au poker.
— D’après mes brèves recherches sur Internet, vous attachez des mecs, leur pissez dessus et leur mettez des coups de pied dans les couilles. J’ai assez bien résumé ?
Effet réussi, Juliette dégaina un mince sourire, non pas pour Wang, mais à l’intention de Vic. Le jeune lieutenant se sentit transpercé, avala sa salive et répéta la question de son collègue, d’une voix qui se voulait ferme :
— Ça ne rapporte pas, ce que vous faites ?
— Hors sujet.
— Quoi, hors sujet ? reprit Wang.
— Anna s’est fait buter, et vous, vous m’interrogez sur des choses qui n’ont rien à voir. On n’en profiterait pas pour satisfaire sa petite curiosité malsaine ?
— Vous savez comment sont les hommes.
— Essayez de coincer le fumier qui l’a butée, plutôt. Et foutez-moi la paix. Je n’y suis pour rien dans ce bordel.
— C’est tout ce que sa mort vous fait, alors ?
— Pourquoi vous dites ça ?
— Je sais pas. D’ordinaire les gens pleurent à la disparition de quelqu’un de cher. Ils gémissent, crient, hurlent. Vous, vous vous comportez comme si de rien n’était.
— Les pleurs, c’est pour les autres. Pas pour moi.
— Tout le monde pleure, même les plus durs, les caïds, ceux à qui la vie n’a donné aucune larme. Même une pierre peut chialer, si on sait y faire. Croyez-moi.
Juliette haussa ses lourdes épaules nues et tatouées. Des mèches tombaient devant ses sourcils tracés au crayon.
— Moi, je ne suis pas du genre à m’apitoyer. Anna, elle voulait m’héberger. Elle me filait du fric. On baisait aussi ensemble. C’était bien.
Elle se leva et se servit une tequila, qu’elle avala d’un trait. Elle portait une horrible robe noire et des bottes à fermeture éclair, rehaussées d’épaisses semelles. Vic remarqua le tatouage d’une croix celtique entourée d’une vipère, qui tombait dans son dos, de la nuque aux vertèbres. Les deux flics échangèrent un regard indécis avant que Juliette ne vienne à nouveau s’asseoir.