— Je le garde un peu, j’en ai besoin. Tu as tout en tête, toi.
— Plus vraiment. Tu sais, en ce moment, tout se mélange très vite…
— Je te le rends bientôt. Et surtout, surtout, à partir de maintenant, tu ne parles ni de Siriel, ni de notre rencontre, ni de tes visions à personne d’autre que moi. On sort du cadre de la loi, de tout ce qu’on m’a appris à l’école. On… On n’est même plus dans un monde logique.
Il ajouta, tout en s’éloignant :
— Céline et moi, on se surprenait à rêver, à chaque fois qu’on passait devant un vieux manoir à vendre, à côté d’Avignon. Je viens de perdre mon enfant, le destin me l’a volé. J’ai peur de détester mon métier. Ces numéros de loto, dans ton carnet. Je pense que je vais les jouer. Même si je ne suis pas encore vraiment sûr d’y croire…
51. LUNDI 7 MAI, 18 H 39
Seul à présent, Vic avançait dans l’épaisse forêt d’Halatte, au nord de Paris. Il avait quitté l’autoroute pour rejoindre une nationale, puis de la nationale il était passé sur une départementale. D’après l’adresse fournie par le conservateur de Dupuytren et les indications du GPS, il arriverait chez Noël Siriel dans quelques kilomètres.
Vic regarda sa montre. La mère de Céline venait probablement d’arriver à l’hôpital, moins de trois heures après son départ d’Avignon. Par téléphone, Vic lui avait expliqué que Céline dormirait encore longtemps, et qu’il comptait la rejoindre dès que possible. Il n’avait pas donné les raisons de son absence, il n’en avait pas eu le temps. La batterie de son portable l’avait lâché, et il se trouvait de nouveau injoignable.
Un profond nid-de-poule le ramena à la réalité. Les essieux claquèrent un bon coup, le véhicule décrivit un léger écart avant que Vic parvienne à redresser le volant. Au-dessus de lui, le soleil s’effaçait : la forêt était particulièrement dense, comme prête à l’écraser. Fallait-il y voir un quelconque avertissement ? En bordure de route, le nombre de propriétés diminuait.
Même en retournant la question dans tous les sens, Vic ne comprenait pas comment le Stéphane Kismet du futur − puisqu’il en était réduit à penser une chose pareille… – s’était retrouvé à écrire le nom de Siriel sur son mur. Quel rôle jouait le vieux collectionneur dans cette histoire macabre ? Comment pouvait-on posséder un don de voyance si développé ? Rien de logique dans tout ça.
Vic s’engagea sur une voie qui s’enfonçait d’une centaine de mètres dans les bois. À son extrémité, il aperçut un solide portail et de hauts murs de brique bâtis en arc de cercle de chaque côté. La maison était colossale et paraissait ancienne. Vic se gara devant la grille et alla sonner à l’interphone, au-dessus duquel se tenait une petite caméra.
Une voix un peu rocailleuse demanda :
— Oui ?
Vic montra sa carte de police devant l’objectif.
—Vic Marchal, police judiciaire. Je souhaiterais parler à monsieur Siriel.
Après un court silence, l’interphone chuinta.
— Je vous ouvre. Franchissez ensuite la porte d’entrée de la maison. Le salon sera droit devant vous.
Les deux battants métalliques s’écartèrent sur un large terrain à la végétation foisonnante. Derrière une rangée d’arbres était garé un puissant 4x4. Un lierre agrippait la demeure et se déversait sur la toiture, au-dessus de laquelle une haute cheminée crachait de la fumée. Vic s’avança, une boule dans la gorge. Personne, hormis Kismet, ne le savait dans ce trou de verdure. Et il n’aurait jamais aucune explication à fournir à ses supérieurs. Cette visite devait rester secrète. À tout prix.
Il poussa la porte d’entrée et pénétra à l’intérieur, son arme à portée de la main.
Dans le vaste hall circulaire, particulièrement obscur, les murs étaient recouverts de tableaux gigantesques, une alternance morbide de scènes religieuses et guerrières. Vic en prenait plein la vue, l’ensemble était absolument splendide mais terriblement poignant. Car ces œuvres picturales, sans exception, représentaient la mort, la violence, la douleur. Elles unissaient l’horreur et le divin, et semblaient, par leur agencement, vouloir reporter la faute des guerres, la folie des hommes, sur Dieu et la religion. Chaque visage était creusé par l’angoisse et donnait une impression de souffrance extrême. Vic en trembla d’émotion. Il tourna sur lui-même et, soudain, se figea devant un tableau.
Sous un cadre doré, on pouvait lire : « Le Massacre des innocents ». Au premier plan, on y apercevait deux bébés morts, trucidés à l’arme blanche. Et derrière, d’autres enfants, serrés dans les bras de leurs mères en fuite. Le pire était sans doute le visage de ces femmes, drapées dans des étoffes pourpres, la bouche ouverte, hurlant leur terreur au ciel.
Annabelle Leroy avait exactement ce visage-là. Et les dix-huit poupées disposées au pied du lit de la victime évoquaient directement ces enfants dans les bras de leurs mères.
— Exceptionnel ce tableau de Reni, non ?
Vic se retourna en sursautant. Un homme d’une bonne soixantaine d’années, peut-être même soixante-dix, habillé d’un pantalon de flanelle grise et d’une chemise bleue, se tenait à bonne distance derrière lui, dans une autre pièce. Vic tenta de masquer sa surprise lorsqu’il découvrit son visage. Siriel présentait d’épaisses plaques de couleur grisâtre sur les joues et sur le front, comme des écailles de poisson. L’homme était plutôt frêle, légèrement voûté, et certainement incapable de soulever un corps comme celui de Liberman.
Siriel continua à parler sans s’avancer.
— Le Reni montre l’acte d’amour le plus désespéré, avec ces mères qui tentent de protéger leur progéniture des bras meurtriers. Regardez également ces œuvres de Bellini, de Poussin, et de bien d’autres encore. En terme de représentation de la souffrance, vous avez actuellement sous les yeux les tableaux les plus remarquables.
Noël Siriel pria Vic de venir le rejoindre dans le séjour, tout en s’éloignant.
— Entrez, mais ne vous approchez pas de moi… Gardez vos distances, d’accord ?
Vic avança sans vraiment comprendre. Siriel était-il contagieux, ou se méfiait-il ? Il tenait une gélule entre son pouce et son index, et il l’observait attentivement, comme un joaillier face à un diamant. Tandis que le policier pénétrait dans la pièce, entourée d’une impressionnante bibliothèque dont les ouvrages rivalisaient de beauté dans leurs ornements, Siriel s’approcha d’une cheminée à foyer ouvert, située en son milieu. Des bûches s’y consumaient.
Alors qu’il restait lui-même debout, Siriel invita Vic à s’asseoir, à bonne distance de lui, de l’autre côté d’une table qui semblait directement taillée dans un tronc. Sur la droite, un petit écran de surveillance montrait l’entrée du portail, au niveau de l’interphone.
— Puis-je savoir ce qui me vaut la visite d’un policier si jeune et si ambitieux ?
— Pourquoi ambitieux ?
— Vous seriez deux, sinon. C’est ainsi que cela fonctionne, je crois ?
Vic décida d’aller droit au but.
— J’enquête sur des meurtres particulièrement pervers, qui m’ont mené jusqu’au musée Dupuytren. Je suis tout naturellement remonté jusqu’à son principal financeur. Vous.
— Quelle logique implacable, fit le vieil homme. Et ?
— Et j’ai bien fait, semble-t-il. À l’évidence, le tueur s’est inspiré de l’un de vos tableaux, le Reni. Drôle de coïncidence, vous ne trouvez pas ? Dupuytren, cette toile à présent…
Siriel esquissa un sourire. D’épais sourcils gris protégeaient ses yeux bleus.
— Ah, le Reni. Sans doute mon préféré. Je ne possède malheureusement qu’une copie. Très bonne, certes, mais l’original demeure inaccessible. Certains de mes tableaux sont par contre des originaux. J’ai réuni les conditions d’humidité, de lumière et de température optimales pour que ma collection garde toute sa force. Elle mourra bientôt ici, avec moi. Je ne la léguerai pour rien au monde.