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— Répondez à ma question, s’il vous plaît. Comment se fait-il qu’un assassin se soit inspiré de votre tableau ?

— Mon tableau ? Des dizaines de peintres ont interprété le thème du « Massacre des innocents », il n’y a pas que Reni. N’y voyez-vous pas là uniquement l’œuvre du hasard ? Une coïncidence ?

— Une coïncidence, oui. Amusant que vous me parliez de coïncidence.

Siriel sortit un mouchoir, l’humidifia avec un brumisateur et se tamponna méticuleusement les lèvres. Vic ne comprenait pas : pourquoi restait-il si près du feu ? Pourquoi ne venait-il pas s’asseoir, lui aussi ?

— Sur quel genre de meurtres enquêtez-vous ? demanda Siriel.

— Vous l’ignorez ?

— Évidemment. Comment je le saurais ? Seriez-vous venu ici parce que vous me suspectez de quelque chose ?

Le jeune flic n’avait pas une idée précise de la raison de sa présence dans cette demeure, mais il se savait sur la bonne piste. Le nom de Siriel dans le carnet de Kismet, et maintenant ces tableaux, en parfaite corrélation avec le fil de l’enquête… Et puis… ce visage, ravagé par une étrange maladie de la peau… la méfiance apparente de Siriel… Il était forcément impliqué dans cette histoire.

— On a affaire à un tueur qui abandonne, sur le lieu du crime, une forte odeur, et qui, manifestement, souffre d’une grave maladie physique, peut-être congénitale.

Siriel ferma les yeux et inspira longuement.

— Raison supplémentaire pour que vous me suspectiez, évidemment... Dites-m’en plus, s’il vous plaît.

— Pourquoi ?

— Peut-être pourrais-je vous aider ? Comme vous pouvez le constater, les maladies congénitales, ça me connaît…

Vic hésita. Fallait-il réellement tout lâcher, montrer leurs avancées ? Ou faire front, ne rien révéler, et prendre le risque qu’il se referme comme une huître ? Vic opta pour la première solution, y aller franco.

— Notre meurtrier attache ses victimes, puis leur injecte de la morphine avant de les torturer. Il chauffe les corps pour fausser les analyses de médecine légale concernant l’heure de la mort. Mais cela n’a pas fonctionné. Nous sommes bien plus avancés, plus malins qu’il le pense.

Siriel le regardait avec gravité. Même à côté du feu comme il l’était, il ne suait pas d’une goutte. Le flic continua à exposer les faits.

— Il a pour le moment fait deux victimes, tuées de manière atroce. Dans les deux cas, il les prive des organes les plus sensibles du toucher, parce qu’il ne supporte pas qu’on porte la main sur lui, sûrement en raison de traumatismes passés. Lui, par contre, aime caresser ses proies, il en ôte même ses gants en latex.

— Les viole-t-il ?

— Non. L’une des victimes a été retrouvée éventrée, le corps criblé d’aiguilles, le visage déformé comme celui de ces femmes hurlant sur le tableau de Reni. Elle était entourée de dix-huit poupées, dont l’une déformée. Pour l’autre victime, il a utilisé des poids. Il les lui a suspendus à la mâchoire, comme on le faisait pour les gueules cassées de la Grande Guerre. L’assassin a aussi à chaque fois attribué une note, qu’il a écrite sur un mur à la craie.

Siriel buvait les paroles de son interlocuteur.

— Quel genre de note ?

— Il mesure leur souffrance.

— La souffrance. Ça m’interpelle.

— Pourquoi ?

— Savez-vous ce qui fait le lien entre les tableaux de ma galerie ?

— La souffrance, justement ?

— Le cri. Le cri de Marie, quand on lui arrache le Christ des mains. Le cri des mères à qui l’on vole les bébés. Le cri des soldats agonisant sur les champs de bataille. Le cri représente l’unique moyen de transmettre la souffrance dans une scène figée, tous les artistes vous le diront. Le cri s’érige en une explosion de sensations visuelles, corporelles, sonores. Il permet de mesurer les échelles de douleur. Il ramène l’homme à ce qu’il est : un animal, qui ne dispose de nul autre instrument de protection que le cri pour survivre et espérer que son prédateur lui laissera la vie. Faire crier quelqu’un revient à exprimer sa domination sur lui. À le posséder.

Siriel fixa Vic droit dans les yeux. Son visage ne trahissait aucune émotion.

— Ce que je vous ai raconté semble vous inspirer, fit le lieutenant. Intéressons-nous maintenant un peu à vous, si vous le voulez bien.

— Ma vie n’est pas très passionnante, vous savez.

— Puis-je savoir pour quelle raison vous financez un musée comme Dupuytren ?

Siriel observa à nouveau sa gélule à la lueur des flammes.

— Vitamine D. En connaissez-vous l’utilité ?

— Pas explicitement, et je ne pense pas que…

— L’essentiel de la vitamine D est synthétisé par la peau sous l’effet de l’exposition au soleil. Elle est capitale pour la santé des os et des dents, et un déficit peut entraîner une sclérose en plaques, de l’hypertension, des maladies cardio-vasculaires et toutes sortes de cancers. J’ai un cancer, monsieur, un cancer incurable de la moelle osseuse qui ne me laisse plus que quelques semaines, avec beaucoup d’optimisme.

Vic insista :

— J’en suis désolé, mais pourquoi financer Dupuytren ?

— Les gens doivent comprendre que la monstruosité et la différence font partie de cette diversité voulue par Dieu sur Terre. Je veux qu’ils arrêtent de rire quand ils croisent un être atteint de fibrome ou d’un kyste facial. Je veux qu’ils respectent leur prochain, quel que soit son habillage charnel. Dupuytren est le témoignage vivant de la réelle nature des choses. Un musée comme celui-là se doit d’exister.

Vic se redressa, et posa ses deux mains à plat sur la table en bois.

— Monsieur Siriel, avez-vous quelque chose à voir avec ces meurtres ?

Siriel souleva lentement le bas de sa chemise. Vic grimaça intérieurement. Les plaques n’étaient pas que sur le visage, elles le dévoraient de partout.

— Je souffre depuis la naissance d’une ichtyose lamellaire particulièrement sévère, une maladie congénitale qui donne cet aspect répugnant à ma peau. Mais ce n’est pas la maladie, le pire. Elle ne provoque pas réellement de douleur, on n’en meurt pas et ils proposent aujourd’hui de bons médicaments qui, disons… limitent la casse. Non, non, le pire, c’est…

Il serra les poings. Son visage exprimait à présent une haine terrible.

— … la méchanceté des gens. Mon enfance, mon adolescence ont été un enfer. L’isolement, le rejet, le regard des autres sur moi… Tout ce qu’on a trouvé à faire, c’était de se moquer, de me montrer du doigt, de me considérer comme un monstre.

Il s’humidifia encore les lèvres avec son mouchoir plié.

— Pour les autres, nous ne sommes que des bêtes de cirque. Des freaks.

— Nous ?

— Oui, nous…

— Qui commet ces meurtres immondes ? Pourquoi ces crimes ?

Siriel gardait un air extrêmement calme. Plus rien ne semblait l’émouvoir.

— Je l’ignore.

— Vous mentez.

Le vieil homme désigna la sortie.

— Je ne peux rien vous apprendre de plus. C’est par-là… Je ne vous raccompagne pas.

Vic le fusilla du regard.

— Je vais revenir. Je vous garantis que je vais revenir. Et accompagné, cette fois.

— Je l’espère bien. Ma maison est toujours ouverte aux étrangers.

Alors que Vic se dirigeait vers le hall, Siriel le rappela.

Le lieutenant de police écarquilla les yeux. Le vieil homme le braquait avec un flingue.

— Alors comme ça, vous alliez m’abandonner sans avoir obtenu vos réponses ? dit Siriel. Quel piètre policier vous faites. Le pire qu’il m’ait été donné de rencontrer, à vrai dire. Asseyez-vous là, contre le mur. Nous allons encore discuter un peu.