Le front baissé, elle se mura dans un silence que Wang interrompit.
— Annabelle avait vu vos chefs-d’œuvre, avant de vous connaître ?
— Évidemment, ce sont mes films qui l’ont fait se rapprocher de moi. On ne s’est pas rencontrées sur les marches du festival de Cannes.
— Le SM, les formes soft de tortures l’attiraient ?
Elle groupa ses mains entre ses cuisses et les resserra.
— Non.
— Pourquoi regardait-elle vos exploits, alors ?
— Comme ça, par hasard.
— Drôle de hasard, fit Wang.
— Il m’arrive bien de mater des dessins animés. Pas vous ?
— Que des mangas. Albator, Goldorak… J’adore les trucs avec des vaisseaux. Sinon, vos activités « extraconjugales » ne la dérangeaient pas ?
Juliette fixa le plafond, l’air mauvais. Vic ne savait comment réagir, il se contentait d’écouter.
— Et elle ? jeta méchamment la jeune femme. Elle couchait avec un tas de types, suçait tout ce qui bouge, ce n’était pas vraiment mieux.
— Sauf qu’a priori, elle ne leur broyait pas les testicules avec un talon aiguille.
— Sale con, murmura-t-elle.
Vic se sentait de plus en plus mal à l’aise. Cette femme l’hypnotisait, le glaçait. Wang ignora l’insulte et poursuivit, très pro :
— Quand avez-vous vu Annabelle pour la dernière fois ?
Elle se léchait à présent les lèvres, recueillant de la pointe de la langue les gouttes de tequila.
— Avant-hier soir.
— Où ?
— Chez elle.
— Et hier ?
— J’étais prise toute la nuit. On fait un film pour un site Internet.
Wang se demanda quel sens elle donnait au mot « prise ».
— D’accord. Où ça ?
— Dans un manoir, à Fontainebleau.
Elle se tourna vers Vic avant d’ajouter :
— J’ai quelques photos de la soirée, si ça te branche.
— J’aime pas les photos, répliqua-t-il en triturant son alliance.
— Donnez-nous juste l’adresse, je m’en contenterai, fit Wang en considérant son collègue avec reproche.
Juliette avait repéré la faiblesse de Vic, elle s’acharna un peu.
— Faut pas se braquer comme ça, c’est mauvais. Tu devrais imiter le Chinois. Lui, il ne bronche pas, pire qu’un menhir. Je devine même pas s’il a déjà baisé ou pas.
Elle griffonna l’adresse sur un papier et le tendit à Vic. Lorsqu’il l’attrapa, elle lui effleura les doigts avec son gant. Il eut un geste de recul.
— Avait-elle des ennemis ? questionna Wang.
— Des ennemis ? Qui n’en a pas ?
— Répondez à la question, s’il vous plaît.
Elle sembla réfléchir. Vic ne pouvait s’empêcher d’imaginer cette femme à l’action. Elle, les mâchoires serrées, raide dans son costume de vinyle, penchée au-dessus d’un type menotté qu’elle promenait en laisse.
— … paquet de producteurs véreux, avec qui elle bossait avant. D’autres actrices, jalouses de sa réussite. Puis tous les cons de mateurs qui ont réussi à choper son adresse et lui écrivent du courrier sur lequel ils se sont masturbés. Sans oublier certains de ses riches clients, incapables de piger qu’une pute, c’est pas une épouse.
— C’est pour cette raison qu’elle déménageait souvent ?
— Je crois.
— Elle a déjà reçu des menaces sérieuses ?
— Elle me parlait jamais de ça.
— Vous parliez de quoi, alors ?
— On causait pas beaucoup.
Wang et Vic se regardèrent en coin.
— Aviez-vous des amis en commun ?
— Non. Personne n’était au courant de notre relation, on gardait ça pour nous. Et on évoluait dans deux mondes différents.
— Il s’agit tout de même de sexe. Un milieu plutôt restreint.
Elle ricana.
— Au contraire, il n’y a pas plus vaste. Parce que le sexe nous touche, tous. Vous, moi, le jeune. Et qu’il n’y aurait pas assez d’un cahier pour décrire les différents degrés de perversité planqués en chacun d’entre nous. Il suffit de creuser un peu.
Elle s’adressa à Vic:
— Les pires ne sont pas ceux qu’on croit. Ouvre les yeux et tu comprendras…
Il fronça les sourcils. De qui parlait-elle ? Lui ? Wang ? Annabelle Leroy ?
Elle partit se verser un deuxième verre. Moh frappa l’épaule de Vic, l’incitant à la jouer plus sûr de lui.
Juliette serra son poing, se parlant à elle-même.
— Merde, Anna… Qu’est-ce que t’as foutu ?
Vic remarqua son autre main, ouverte, raide, immobile. Un flux de chaleur lui irradia soudain le ventre.
La jeune femme se tourna vers Wang.
— Que va-t-il se passer pour elle, maintenant ? Je veux dire… Son corps…
— Nous allons essayer de comprendre la manière dont elle a été tuée.
— En bref, vous allez la couper en morceaux.
— Si l’on veut.
Elle engloutit son alcool. Un filet transparent coula sur son menton.
— Ça, c’est plutôt comique.
— Je vois pas ce qu’il y a de comique.
— Vous pouvez pas piger.
Vic hésita, sa lèvre supérieure tremblait de nervosité. Puis il osa :
— Moi…
— Toi quoi ?
— Moi, j’ai compris.
Elle le dévisagea et fit un signe de la tête vers Wang, l’incitant à poursuivre.
— Puis le procureur ou le juge d’instruction remettra la dépouille à sa famille.
— Elle n’a pas de famille.
— Dans ce cas, elle restera à la morgue. Avant d’aller faire un tour du côté du cimetière.
Juliette descendit encore le volet, un rai de lumière vint agoniser dans la pièce.
— Peut-être qu’elle aurait souhaité être incinérée.
Wang se leva et fit craquer ses os.
— Mademoiselle Poncelet, vous serez probablement convoquée à la brigade, très prochainement. Ne partez pas trop loin de Paris.
— Pourquoi ?
Le flic désigna une pipe à opium, derrière elle.
— Bénarès, Yunnan ?
— Pardon ?
— Je demandais : vous fumez du Bénarès ou du Yunnan ?
— Je fume pas. C’est juste pour décorer.
Wang se gratta le bord du nez avec son ongle démesuré.
— Ah. Comme les boules d’un sapin de Noël.
Toujours assis, Vic se frottait les joues. Il demanda, d’une voix plus assurée :
— Si, sexuellement, vous aviez dû attribuer une note sur cent à mademoiselle Leroy, combien lui auriez-vous mis ?
Les bras croisés, Juliette le défia du regard.
— Quoi ? Mais qu’est-ce que tu veux, encore ? Marquer des points auprès de ton supérieur ? Impressionner ?
Elle s’adressa à Wang :
— Vous les prenez au biberon, maintenant ?
— Ce n’est pas mon supérieur, se défendit Vic.
Elle s’agenouilla devant lui.
— Tout ça, tu connais pas encore, hein ? La crasse humaine, l’ombre, les caves humides. Lui, le Chinetoque, il sait. Il a ça au fond des tripes… Mais toi, t’es pur, t’es vierge.
Elle se redressa dans un grincement de cuir, sans le quitter des yeux.
— Qu’est-ce que tu vas raconter à bobonne de ta journée ?
— La vérité.
— Je suis pas sûre. Je connais bien les mâles, tu sais. Toi, t’es du genre à intérioriser, tu veux pas que ton sale métier déteigne sur ta femme. Et pour ta question, je te répondrai pas. Ça te dérange ?
Wang posa une main sur l’épaule de son collègue.
— Allez !
Vic se leva à son tour, mais s’obstina :
— Tout vous oppose à Leroy. Votre physique, vos goûts, votre situation financière. Ici, tout est sombre, là-bas, la lumière est partout. Elle était le jour, et vous la nuit.