Stéphane s’assit quelques minutes sur le lit, l’arme à ses côtés, et souffla longuement. Une fois arrivé à Sceaux, il s’était garé derrière la Porsche de Hector Ariez, immatriculée 8866 BCL 92, puis était sorti discrètement. Là, il avait cogné à la porte, Ariez avait répondu, sa femme se tenait derrière lui… À ce moment, Stéphane n’avait pas trouvé le courage de buter l’amant de Sylvie. Alors, il avait juste détruit son couple, en révélant à Victoria Ariez que son cher mari la trompait.
Quant à la famille de Sylvie, elle avait déjà probablement débarqué à Lamorlaye et appris qu’on le recherchait pour le meurtre d’une gamine.
Il alluma la télé, dans l’attente d’un flash d’informations. Contrairement à Stéfur, il prit garde à ne pas trop augmenter le volume, pour ne pas se faire remarquer. Hors de question de se faire virer de la chambre.
Il posa le sac sur le matelas, en sortit le dossier des meurtres et un marqueur, et recommença à noter sur les murs ce qu’il avait inscrit dans Darkland. Le contenu d’une lettre, à remettre à Victor Marchal.
Une heure plus tard, tout y était. La nouvelle tapisserie était noire d’explications claires et cohérentes. Le Stéphane du passé comprendrait.
En levant ses yeux vers les informations diffusées à la télé, Stéphane songea à Mélinda. Et il ne put s’empêcher d’exploser en larmes.
66. VENDREDI 11 MAI, 10 H 35
— C’est officiel, Marchal. Tu ne bosses plus sur l’affaire.
— Commandant, je…
Mortier souffla un dernier nuage de fumée et écrasa son mégot dans un cendrier.
— Tu quoi ? Tu te crois tout permis ? Tu crois pouvoir révéler des données confidentielles à n’importe qui, même à des suspects ou des médecins en je ne sais quoi ? Tu déconnes complètement, Marchal !
Mortier attrapa d’un geste mécanique une autre cigarette et se leva.
— T’as dépassé les bornes. Retourne à ton bureau ou va t’acheter un téléphone qui marche, en attendant que je te trouve quelque chose.
— Quelque chose ? Sur quoi allez-vous me mettre ?
— Sur quoi ? répéta-t-il d’un ton ironique. Tu n’as qu’à aider les gendarmes à retrouver ton pote Kismet, tiens. Je savais bien que ce type-là pouvait péter les plombs n’importe quand.
L’enlèvement de sa femme, et cette gamine à présent. Dommage que sa femme n’ait pas eu l’occasion de signer les papiers d’internement, parce que la petite, elle serait encore vivante à l’heure qu’il est.
Vic se sentait mal à l’aise. La cassette de vidéosurveillance où l’on distinguait le tueur était au fond de son sac. La remettre à Mortier empirerait encore la situation. Il sauterait probablement sur l’occasion pour le virer définitivement et lui causer un tas d’ennuis.
— Dites-moi au moins si vous avez d’autres indices sur notre enquête… de nouvelles pistes…
— Tu veux savoir ? On patauge !
— La viande retrouvée ? Des infos ?
— Pourquoi tu t’acharnes comme ça ?
— Je vous en prie.
Mortier soupira.
— Nos experts ont planché sur les concentrations bactériennes, notamment celle de…
Il feuilleta un dossier.
— … pseudomonas, qui proviennent du tube digestif et d’un excès d’humidité. On est vachement avancés, hein ?
— Excès d’humidité ? Vous ne pensez pas que la viande pourrait venir d’une usine à viande, ou d’équarrissage ?
— Ou du fin fond d’un jardin. Faire pourrir de la viande, ce n’est pas ce qu’il y a de plus compliqué.
Il chiffonna une feuille et la jeta à la poubelle.
— On nous a collé un expert en criminologie dans les pattes, qui est en train de tout analyser et d’établir un profil. Il paraîtrait que la première scène de crime est inspirée d’un truc religieux.
— Ah bon ? Et quel truc ?
— Ecoute Marchal, je n’ai pas le temps de bavarder avec toi. D’autant plus qu’on doit quitter les locaux avant lundi, on est quasiment les derniers, t’as pas remarqué ? Allez, tire-toi !
Vic sortit en claquant la porte. C’était vrai, les couloirs devenaient de plus en plus vides, les étages supérieurs n’abritaient plus aucune équipe.
Il se dirigea vers les toilettes, posa son sac sur le lavabo et s’aspergea le visage d’eau froide. Même s’il était, en un sens, soulagé de ne plus travailler sur ces horreurs, il se sentait comme dépossédé. Cette enquête l’avait habité le jour, la nuit.
Dépossédé de l’enquête. Dépossédé de Céline. Flic raté, mari raté.
Hors de lui, Vic s’empara de son sac et disparut. Restait une autre affaire à élucider. Peut-être plus incompréhensible encore.
★
L’air était horriblement froid et humide. Vic releva le col de sa veste et se courba pour passer sous une concrétion rocheuse. Devant lui, le capitaine Lafargue, de la gendarmerie de Méry-sur-Oise, s’arrêta avant de s’engager sur une des pentes les plus sévères de la carrière Hennocque.
— Faites très attention, ça glisse.
Vic s’approcha prudemment. Sur le sol s’écoulait une fine pellicule d’eau. En s’agrippant à des excroissances sur les parois, les deux hommes progressèrent lentement jusqu’à une galerie inondée.
— C’est ici, au milieu de l’eau, que trois spéléologues amateurs l’ont découverte hier, à 17 h 20. Nous sommes arrivés très vite sur les lieux. Le corps flottait et une lampe brisée traînait au fond du bassin. Selon les premiers constats, la petite avait une fracture du crâne, et elle a probablement été noyée.
— Probablement ?
— J’attends les résultats de l’autopsie d’une heure à l’autre.
Vic se retint à la roche et désigna un passage praticable au-dessus d’eux.
— Elle ne pourrait pas simplement avoir dérapé, s’être assommée et noyée ? Ça glisse drôlement. Cela expliquerait la présence de la lampe brisée.
— Évidemment… Et elle serait venue ici d’elle-même, une gamine de dix ans ?
— Pourquoi pas ? J’ai remarqué des trous dans le grillage, avant de pénétrer dans la carrière. Il est probable que des gamins jouent à s’aventurer jusqu’ici.
Le gendarme fit la moue. Apparemment, il détestait qu’on empiète sur ses plates-bandes.
— En effet, ça arrive parfois. Mais c’est rare.
— Jamais d’accidents ?
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Comprendre comment tout s’est enchaîné si rapidement. Comprendre ce qui justifie un avis de recherche à l’encontre de Stéphane Kismet, alors que l’autopsie n’a encore rien révélé. Que lui reprochez-vous, exactement ?
— Vous allez très vite piger. On remonte et je vous fais un petit topo ?
Lafargue orienta sa lampe vers l’arrière, incitantVicà faire demi-tour. Les deux hommes gravirent péniblement la pente, puis le gendarme reprit son souffle avant d’expliquer :
— Hier, aux alentours de 11 h 00, madame Grappe reçoit un étrange coup de fil. Un homme, qui lui annonce qu’il va kidnapper et tuer Mélinda. Immédiatement après avoir raccroché, elle fonce vers le parc, là où Mélinda est partie jouer avec son ami Arthur parce que leur institutrice est malade. Personne. Elle court alors chez la mère d’Arthur : le môme est là, seul, dans sa chambre. Il lui dit, et il nous répétera par la suite, que Mélinda jouait avec lui dans le parc et qu’elle a voulu retourner chez elle. C’est la dernière fois qu’il l’a vue. Selon lui, il était environ 10 h 30. La fillette n’est jamais rentrée à la maison.