Le garçon se tortilla les doigts.
— Oui. Je suis pas allé là-bas. J’ai pas le droit.
De plus en plus, Vic saisissait l’ampleur du malentendu. C’était horrible, impensable.
— Regarde ma carte de police… Regarde-la.
Vic attrapa les mains d’Arthur et les serra dans les siennes.
— Je te promets que personne ne te punira. Personne, d’accord ?
Arthur fit un léger mouvement de la tête. Vic se mit à parler.
— Alors voici ce que moi, je crois : c’est Mélinda qui t’a parlé de la carrière Hennocque. Elle t’a dit qu’elle était allée là-bas il n’y a pas longtemps, qu’il s’agissait d’un endroit magnifique, et qu’elle savait comment entrer à l’intérieur. Alors, elle a voulu te montrer, elle t’a convaincu, et tu l’as suivie. Une sacrée aventure, hein ? Tous les deux, vous avez traversé le parc, vous êtes passés sous le grillage, vous avez pénétré dans le tunnel interdit. Elle avait sûrement emporté une lampe avec elle. Là-bas, dans la grotte, je pense même que Mélinda t’a montré un couteau, pour t’impressionner. Tu l’as touché, ce couteau.
Vic poursuivit lentement, alors que, face à lui, Arthur se décomposait :
— Ensuite, vous avez encore avancé, jusqu’à cette grande pente, et là, elle a glissé. Elle s’est cogné la tête et elle est tombée quelques mètres plus bas, dans l’eau. Alors toi, tu as paniqué, tu as eu peur et tu as fui. Tu es revenu t’enfermer dans ta chambre, et tu as gardé ce secret pour toi. Voilà, Arthur. Et maintenant…
Vie posa sa main à plat sous le menton de l’enfant.
— … tu vas me dire si tout ceci est vrai.
Il fallut dix, peut-être vingt secondes, avant que l’enfant ouvre sa bouche.
— Vous jurez de ne rien raconter à maman ?
★
Vic avait réussi à joindre à nouveau Stéphane et l’avait convaincu de se rendre à la brigade de police. Les preuves de son innocence allaient être établies par le témoignage du petit Arthur, dont les empreintes digitales se trouvaient sur le couteau avec celles de Mélinda. On ne l’accusait plus de meurtre.
En sortant de la gendarmerie, Vic prit la mesure de ce qu’il s’était passé : en voulant sauver Mélinda, Stéphane Kismet avait assemblé le puzzle de sa mort. Si elle était retournée dans cette carrière, c’était parce que lui-même l’y avait amenée.
Il l’avait tuée de la même manière qu’il avait tué Gaëlle Montieux dans ce fameux virage de la N16, Ludivine Coquelle sur la voie de chemin de fer, ou ces passagers du train en 98 : en faisant tout pour éviter leur mort.
Stéphane Kismet ne se contentait pas de voir l’avenir. Stéphane Kismet était maudit.
67. VENDREDI 11 MAI, 20 H 23
Dans une petite pièce de la brigade, Vic ferma la porte à double tour et baissa les stores.
— On se trouve dans une salle d’interrogatoire au troisième étage, ce niveau et celui du dessus sont déjà désertés à cause du déménagement, personne ne Viendra nous déranger. On fait ce que je t’ai dit, OK ?
Stéphane se tenait recroquevillé sur une chaise, considérant ses mains. Ses yeux n’étaient plus que deux boursouflures en manque de sommeil.
— Tu es sûr que tes collègues vont me laisser tranquille ?
— Pas de souci, tu es sous ma responsabilité. Ils sont en train de régler les dernières paperasses avant de te faire sortir. C’est un peu long à cause de cette histoire d’agression sur gendarme.
Stéphane releva le front.
— J’ai fait tout mon possible, Vic. Rien n’a changé autour de nous. Je ne sais plus où j’en suis. Tout s’embrouille, se mélange.
Le passé, le futur. J’ignore où se trouve la réalité. Je crois que je pète les plombs.
— Dans ce cas, on est deux.
— Tous mes efforts sont vains, ceux des autres Stéfur aussi. On est… On est une infinité à tourner en rond. Le message aurait peut-être pu passer aux Trois Parques, mais j’ai dû fuir au moment crucial, quand j’ai finalement compris que Stépas me voyait. Le réceptionniste avait reloué la chambre à d’autres occupants, ils m’auraient cassé la gueule s’ils m’avaient pris là-dedans. Même chose la veille, avec ces gendarmes qui ont débarqué chez moi et qui m’ont empêché de rester devant mes messages. Bon sang, les rêves sont si brefs. Sans ces cauchemars, jamais Mélinda ne serait morte. J’aurais dû rester loin d’elle. « Rester loin de Mélinda ». Tout se transforme en catastrophe autour de moi.
Vic allait et venait devant une grande feuille blanche scotchée sur un miroir sans tain, un marqueur rouge à la main.
— C’est pour ça qu’on va s’organiser et transmettre juste le nécessaire. Il faut que ça marche. On va y arriver, toi et moi.
— Toi et moi ? Dans le passé, on ne se connaît pas encore ! Comment veux-tu ?
— Nous nous sommes rencontrés le soir même où Cassandra Liberman est morte, soit le samedi 5 mai, vers 20 h 00, devant chez Hector Ariez. Tu te souviens ?
— Oui, oui.
— En tenant compte de ton décalage de six jours et vingt heures, à l’heure actuelle, dans le passé, nous sommes samedi 5 mai, un peu avant 1 h 00 du matin. On doit essayer de cerner au mieux le moment où ton « toi passé » va rêver. Tu te rappelles ce que tu faisais à cette heure ? Dans la nuit du 4 au 5 mai ?
Stéphane se prit la tête entre les mains.
— J’en sais rien, je… j’ai la mémoire bousillée. C’est ça le problème, depuis le début. Si je me souvenais de tout ou si mon carnet n’avait pas brûlé, ce serait beaucoup plus simple.
— Fais un effort !
Stéphane essaya de se remémorer la suite des événements. Il mit du temps à répondre.
— Je… J’étais allé à Dupuytren avec Sylvie en début d’après-midi, puis… puis aux Trois Parques le soir je crois, parce que j’avais rêvé de la chambre d’hôtel. La chambre 6.
Vic hocha la tête.
— Exact, c’est là où nous nous sommes croisés sans nous voir. Tu sortais du parking après une altercation avec Grégory Mâche, et moi, j’arrivais, à la recherche d’un type qui aurait eu un membre gangrené. Ensuite ?
— Je suis allé chez Jacky, mon ami physicien. Il m’a parlé de ces histoires de goutte d’eau dans le Rhône et d’anneau de Mœbius. Puis… Puis je suis retourné aux Parques inscrire les messages sur le mur, pour Stéfur.
— Très bien, c’est que tu y croyais déjà, tu savais déjà que tu voyais le futur. Un bon point pour nous. Et après ?
— Je me suis fait faire un tatouage, sur la hanche… Puis je suis rentré. Il devait être aux alentours de 2 h 00 du mat. Je n’y comprenais plus rien. Avec Sylvie, on… s’est disputés, comme souvent. Elle m’a jeté une photo au visage, puis elle est partie. Elle s’était coupé les cheveux, comme dans mes rêves, ça m’a anéanti. Alors, j’ai bu pas mal de verres… Et après… Je sais pas. J’ai dû m’endormir.
Vic regarda sa montre et fit un rapide calcul.
— 2h00 du matin ? C’est parfait. Dans le passé, tu vas probablement t’endormir dans quatre ou cinq heures. Tu te souviens de ton rêve ?
— Non, désolé. C’était très flou, très gris. Je me souviens de bruits de pas, de cris. Des escaliers…
— Quoi d’autre ? Quoi d’autre, bon sang ?
— Non, non… Rien ne vient vraiment. Je venais de siffler une demi-bouteille de whisky !
Vic inspira bruyamment.
— En espérant que ton Stépas ne boira pas tant, cette fois.
— Pas de raison que ça change.
Vic posa un tube, un gobelet en plastique et une bouteille d’eau sur la table.
— Guronsan. Prends-en deux, ça te tiendra éveillé.
— Écoute, je suis naze, mes yeux me brûlent, j’ai presque pas dormi ces derniers jours.