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Vic remplit le gobelet d’eau, y plongea les comprimés et le tendit à Stéphane.

— Bois.

Stéphane s’exécuta en grimaçant. Le lieutenant parut satisfait et s’installa face à la grande feuille blanche.

— Bon… On ne doit surtout pas se disperser et t’écraser d’informations, sinon, tu risques de mal gérer les priorités, de faire n’importe quoi et de provoquer le malheur. Il faut être le plus clair et synthétique possible.

Vic inscrivit alors sur la feuille :

« Je suis Vic Marchal, on va se rencontrer samedi devant chez Hector Ariez. Dans ta voiture, tu me parleras de tes rêves, et tu me diras que j’ai toujours su que Joffroy avait caché le PQ dans mon tiroir, à cause des miettes de biscottes. Que je me suis mis à boire du cognac infect. Que Céline est enceinte, et que le bébé sera peut-être trisomique. Ensuite, tu me diras ceci :

Céline ne doit surtout pas aller à son amniocentèse ou le bébé mourra.

Usine d’équarrissage de Saint-Denis. L’assassin s’y rendra le samedi 5 mai, à 22 h 00.

Voilà, me concernant. Te concernant, tu ne dois surtout pas emmener Mélinda Grappe à la carrière Hennocque. C’est ce qui la tuera. Le plus simple est d’oublier cette gamine. »

Stéphane se frotta la joue. Son crâne rasé luisait sous l’éclat du néon.

— Mon Stéfur, tous les Stéfur ont déjà dû essayer cela. Et ils ont échoué.

— Non ! Ça va fonctionner. Le destin te contrôle toi, ce que tu fais, ce que tu écris. Mais pas moi. C’est là, la faille.

Stéphane réfléchit un instant.

— Notre rencontre devant chez Ariez a eu lieu vers 20h00, c’est donc là-bas que Stépas te remettra toutes ces informations. Mais si tu n’avais pas le temps d’aller à l’usine d’équarrissage ? Et si tu ne me croyais pas ?

— J’aurai le temps, répondit Vic. Et je te croirai, obligatoirement, puisque tu me raconteras des choses que moi seul connais.

— Pourquoi tu ne me notes pas ton numéro de portable plutôt ? Comme ça, Stépas pourrait t’appeler directement en se réveillant ? On gagnerait du temps !

— Non, non. Mon portable n’arrête pas de se décharger, tu risques de ne pas pouvoir me joindre. Et puis, tu t’imagines me raconter ça par téléphone ?

Stéphane relut le message en secouant la tête.

— Lors de notre rencontre dans ma voiture, je risque de ne rien révéler, de tout garder pour moi, et d’essayer de défaire ce sac de nœuds tout seul.

Vic se leva précipitamment et l’attrapa par le col.

— Non ! Tu me parleras, tu entends ? Tu dois me parler !

— Tu as beau me dire ce que tu veux, que puis-je y faire ?

Vic se tira les cheveux.

— C’est une histoire de dingues !

— J’ai été ce Stéphane du passé, j’ai ressenti ce qu’il ressent en ce moment face aux rêves. De la peur, de l’incompréhension, l’impression de sombrer dans la folie. Il ne te dira rien dans la voiture, même avec toutes ces informations personnelles que tu as notées. Parce que tu le suspectes, et qu’il se sent piégé. La meilleure solution aurait été de glisser une lettre anonyme chez toi, ça aurait pu…

— On n’a pas le temps, je ne suis jamais chez moi ! Il faut le coincer à l’usine, coûte que coûte ! Ça va fonctionner. À partir de maintenant, essaie de te détendre et de te préparer. Il va falloir que tu sois concentré.

Et il s’assit, sans plus bouger, prêt pour une longue, longue attente.

Quatre heures plus tard, vers minuit, Vic secouait la tête pour ne pas s’endormir. Stéphane avait lui aussi parfois l’impression de sombrer, mais il se battait pour garder ses yeux ouverts.

Plus tard encore, à l’étage du dessous, les deux hommes entendirent de brusques mouvements de chaises. Une vitre se brisa. Puis des cris : « Au feu ! Sortez ! »

Le flic se retourna subitement, paniqué. Derrière les persiennes, des lueurs rouges s’agitaient déjà. De la fumée roulait sous la porte. Il se leva, ouvrit, et un épais nuage gris pénétra dans la pièce.

— Merde ! C’est pas vrai ! Ça crame !

Il se protégea le nez avec sa manche, en toussant.

— Suis-moi !

Stéphane ne se leva pas de sa chaise.

— Non, je reste. C’était ça, dans le rêve ! Cette image de gris omniprésente ! Stépas va bientôt rêver ! On courait dans le couloir et…

Vic revint vers lui et lui agrippa le bras.

— Si tu restes, tu vas crever !

Il l’arracha de son siège et le tira vers la porte. Dans le couloir, la chaleur grimpa instantanément. Ils enjambèrent des câbles électriques qui traînaient sur le sol. En toussant, les deux hommes bifurquèrent dans un escalier. Les nuées grises mordaient les globes oculaires, torturaient les poumons. Ils croisèrent d’autres types, dont on ne voyait plus que les rangers noirs. Stéphane eut une impression de déjà-vu ultraviolente, il avait déjà repéré ces grosses chaussures dans son rêve ! Cette fumée, ces flammes ! Stépas était sans doute en train de rêver, maintenant !

Il fit brusquement demi-tour. Lorsqu’il voulut pénétrer dans la salle d’interrogatoire, Vic l’empoigna par le col.

— Qu’est-ce que tu fous ! On dégage, merde !

Stéphane se retourna. Tout se brouillait. On ne distinguait quasiment plus rien.

— Quelques minutes ! s’écria-t-il. Juste quelques minutes à l’intérieur ! Il doit savoir ! On doit lui expliquer !

— Dans quelques minutes, il sera trop tard ! Tu vas brûler vif ! On n’a pas le temps ! Allez !

— Non !

— Allez !

Une énorme flambée attaqua la porte. Les éléments se déchaînaient. Stéphane se débattit et finit par se libérer de l’étreinte.

— Regarde ! hurla-t-il. Le destin fait tout pour m’empêcher d’entrer ! Mais cette fois, il ne m’aura pas ! Plutôt crever !

Il pénétra à l’intérieur. Titubant, il s’enferma à double tour. La fumée opaque lui attaquait les yeux et les narines. À tâtons, il avança jusqu’au miroir, alors que Vic tambourinait contre la porte. Il n’y voyait plus rien, ni les objets, ni les inscriptions.

Il aspira une gorgée de dioxyde de carbone, cracha, et réussit à énoncer :

— Femme de… Victor… Empêche l’amniocentèse… Si… Sinon, son bébé… va mourir… Elle va… te mentir… Empêche-la… coûte que coûte…

Sa tête lui tournait, il se plia en deux, à la limite de s’effondrer. Autour de lui, le feu s’acharnait. Mais il devait se battre. À tout prix. C’était maintenant. La bascule. La lutte contre le destin. Il articula encore péniblement :

— Usine d’équarrissage… Saint-Denis… samedi 5 mai, à… 22 h 00. Tue l’homme qui passera… par le trou… du grillage… L’assassin… Tue-le !

Il succombait à présent, à genoux, une main sur la poitrine, l’autre en direction de la poignée de porte. Il tenta, dans un ultime effort, de se relever. En vain. Il se sentait agoniser. Le destin cherchait à l’éliminer.

Alors, il entendit une vitre exploser, puis sentit une main puissante le lever de terre, et le précipiter vers le cœur du brasier.

Et tandis que Vic le transportait, il sut qu’il avait réussi. Que Stépas, celui qui rêvait de lui en ce moment même, allait recevoir son message.

Il avait déjoué le destin. Il avait déjoué cet abominable lanceur de dés.

Quelques secondes plus tard, à peine dehors, Vic et Stéphane s’évanouirent exactement au même moment et chutèrent lourdement sur le sol, avec l’impression d’avoir été percutés violemment en plein visage.

À l’hôpital, Vic relata cette étrange sensation de choc, mais les médecins expliquèrent cette perte de connaissance par une intoxication au monoxyde de carbone due à l’inhalation des fumées.

Pourtant, les examens sanguins ne révélèrent rien de vraiment probant.