Stéphane se redressa, paniqué. Les informations communiquées par Stéfur dans son rêve étaient vraies. Un individu avait bien pénétré dans l’usine aux alentours de 22 h 00.
« L’assassin. Tue-le », avait également dit Stéfur, au bord de l’agonie.
Stéphane s’approcha de la bâche et la souleva prudemment. Au fond d’un puits, un tunnel disparaissait sous le sol. L’odeur était insupportable.
Il se mit à pleuvoir. De lourdes gouttes, qui s’écrasèrent sur le plastique.
En serrant les dents, Stéphane agrippa une échelle fixée sur la paroi et descendit sans bruit. Ses baskets atterrirent dans un liquide visqueux. Du jus de cadavres. L’obscurité était à présent totale. Seul la perturbait le faisceau d’une lampe. Stéphane se plaqua contre le mur, immobile.
L’individu ne se tenait qu’à une dizaine de mètres. Son visage démoli ondulait de boursouflures, ses lèvres pendaient comme des kystes. L’ombre se penchait, découpait, arrachait, glissait des pièces de viande, du liquide, du sang dans des boîtes hermétiques.
Stéphane se raidit. Il se sentait sur le point de vomir. Un rat s’échappa alors en couinant devant lui.
La silhouette se figea, se redressa, enfila précipitamment son sac à dos et orienta la lampe dans la direction de l’animal. A ce moment, le temps sembla s’arrêter. Stéphane se persuada que l’individu pouvait entendre battre son cœur. Il se plaqua plus encore contre la paroi, cessa de respirer mais, brusquement, le faisceau embrasa son visage.
D’un coup, l’individu bifurqua sur la droite et s’éclipsa.
Sans réfléchir, Stéphane se mit à courir, le couteau à la main, sur une matière poisseuse, constituée d’abats, de nerfs, de sang. Il prit l’embranchement sur la droite et réalisa trop tard qu’il s’agissait d’un cul-de-sac. Il eut tout juste le temps de voir l’homme le propulser violemment contre la paroi. La douleur fut fulgurante.
Il se releva, sonné, alors que des pas claquaient dans le jus, derrière lui. Péniblement, il se traîna jusqu’à l’échelle, rassembla tout son courage pour remonter et marcha jusqu’au grillage. Il pleuvait à verse, impossible de voir, de distinguer quoi que ce soit.
Quand il atterrit dans la rue, hors d’haleine, puant le cadavre, il ne trouva plus personne.
L’agresseur s’était volatilisé.
Il avait raté le rendez-vous, cette chance offerte de modifier le destin.
Il avait échoué.
SIX JOURS ET VINGT HEURES PLUS TARD…
69. SAMEDI 12 MAI, 18 H 45
Installés dans la Peugeot, Vic et Stéphane fixaient le bâtiment austère de l’institut médicolégal, quai de la Râpée. Ils venaient de sortir de l’hôpital, où ils avaient subi des examens qui n’avaient rien révélé de grave. Les deux hommes se souvenaient juste avoir été comme « frappés » en sortant de la brigade en feu, puis être tombés dans les vapes pour se réveiller quelques heures plus tard dans une chambre anonyme. On mit cela sur le compte de l’intoxication à la fumée.
Stéphane regarda une nouvelle fois sa montre. Dans un passé de six jours et vingt heures, le tueur venait, une heure plus tôt, de pénétrer dans l’usine d’équarrissage.
Cela faisait donc une heure que Stépas, s’il avait bien reçu et exécuté le message, avait tué l’assassin de sa femme. Et changé le cours des événements.
— Je veux croire que ça a fonctionné. J’ai vu le destin en colère quand ta brigade a brûlé. J’ai vu qu’il essayait de m’empêcher d’aller au bout. Mais je suis allé au bout, contrairement à mon Stéfur.
Vic inspira longuement.
— Tu es sûr que tu veux m’accompagner là-dedans ? Je peux y aller seul.
Stéphane hocha la tête, les lèvres pincées.
— Je veux voir.
Ils sortirent de la voiture de Vic et marchèrent vers le bâtiment, à la fois excités et terrifiés. Le vent soufflait légèrement. Stéphane rabattit les pans de sa veste.
Le lieutenant montra sa carte de police à l’accueil et entraîna Stéphane dans les sous-sols de l’IML, où étaient conservés les cadavres. Ils pénétrèrent dans une grande pièce éclairée par des néons. Sur les murs se succédaient des rangées de petites portes métalliques.
Vic s’approcha du garçon de morgue et lui demanda à voir le corps du numéro 88, là où selon le rapport d’autopsie reposait Sylvie Kismet.
Stéphane s’approcha, les mains jointes, le cœur serré. Curieusement, il repensa alors à ce chat de Schrödinger, dont on ignorait s’il était mort ou vivant tant qu’on n’avait pas ouvert la boîte. Sylvie pouvait être morte, comme elle pouvait être vivante.
Lorsque l’employé fit coulisser le tiroir, Stéphane ferma les yeux et se surprit à marmonner quelque chose qui ressemblait vaguement à une prière.
Il espérait un miracle. Il ne trouva que la violence de la réalité.
Un sac noir reposait sur la planche en acier inoxydable. Une forme humaine s’y laissait deviner. Vic fixa Stéphane d’un air triste, et tira lentement la fermeture éclair.
Stéphane sentit son estomac se retourner. Il sortit en courant.
Vic resta figé, abattu, vidé de ses forces. Lui aussi avait espéré. Pour Sylvie, bien sûr. Mais aussi pour Céline, pour le bébé. Il se sentait tellement stupide. Comment avait-il pu croire qu’un fœtus, sorti du ventre maternel, pourrait s’y trouver de nouveau ? Qu’une femme mutilée, dont le corps se putréfiait, pourrait avoir quitté ce sac de morgue ?
Il remonta la fermeture éclair d’un geste résigné, avant de demander à l’employé, d’une voix éteinte :
— Le 104 s’il vous plaît…
C’était inutile, mais il devait le voir de ses yeux.
Pas de miracle, là non plus. Il reconnut le visage fracassé de Cassandra Liberman.
Il fallait s’y résoudre. Il ne s’était rien passé à l’usine d’équarrissage. Le Stéphane du passé n’avait sans doute pas reçu le message.
En sortant, Vic s’alluma une cigarette dans la cour de l’institut. Il se souvint alors qu’à peine quelques jours auparavant, il était venu ici pour la première fois, plein de bonne volonté, avec le désir secret d’être un flic irréprochable et dont on serait fier. Aujourd’hui, il n’était plus rien. Il s’avança sur le trottoir, aperçut Stéphane, debout contre le capot de sa voiture, et comprit qu’il pleurait. Il y avait tellement cru. Pour lui, aujourd’hui, c’était comme si sa femme était morte une seconde fois.
D’un coup, Stéphane courut dans sa direction, l’index pointé devant lui. Un doigt qui désignait la caméra de surveillance de l’IML.
— La cassette ! s’écria-t-il. La cassette de surveillance de l’usine d’équarrissage, tu l’as encore ?
— Elle est restée dans mon sac, dans le coffre de ma voiture. Pourquoi ?
— Il faut qu’on aille chez moi. Il faut qu’on la visionne.
Vic soupira.
— Ça fait presque vingt-quatre heures, Stéphane. Vingt-quatre heures qu’on sombre dans… dans une espèce de folie collective. Je veux que tout cela s’arrête.
— Cette cassette permettrait de voir si Stépas a effectivement reçu le message. Elle nous permettrait peut-être de comprendre pourquoi il a échoué.
Vic hésita, puis désigna sa voiture d’un mouvement de la tête.
— Je te la donne si tu veux, tu n’as pas besoin de moi pour la regarder. Je rentre chez moi.
Le policier ouvrit son coffre et fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Quoi ? fit Stéphane en s’approchant.
— Pas de sac, pas de cassette. Je… Je l’avais déposé là hier ! J’étais sur le point de remettre l’enregistrement à mon commandant, mais comme il m’a démis de l’affaire et que j’ai eu peur d’avoir des problèmes, je ne l’ai pas fait. J’ai remis mon sac dans le coffre, je vois encore mon geste.