Ses mâchoires étaient serrées comme jamais.
Il tenait un lourd bâton à la main.
SIX JOURS ET VINGT HEURES PLUS TARD…
73. DIMANCHE 13 MAI, 15 H 32
Vic regarda l’heure affichée sur le radio-réveil quand la sonnerie de son portable retentit. 15h32. Assommé par son long sommeil réparateur, il mit un temps à revenir à la réalité. On était dimanche, en plein après-midi, le soleil rayonnait à travers les stores et des gens se promenaient dans la rue. La vie continuait.
Il se leva en catastrophe et courut jusqu’à son téléphone, qu’il avait laissé à recharger sur une prise de la cuisine. Il pria pour que ce soit Céline, qu’elle lui annonce enfin son retour.
Mais ce n’était pas Céline, c’était Mortier.
— Marchal, on peut savoir ce que tu fiches ?
Vic passa une main dans ses cheveux en bataille.
— Commandant ? Que se passe-t-il ?
— Le Matador, ça te dit quelque chose ? On bosse cet après-midi, je te rappelle. Tu connais la nouvelle adresse, non ? C’est pas parce que ça a brûlé à Bessières qu’on annule. Magne-toi.
Il raccrocha sèchement, comme d’habitude. Un dimanche, bon Dieu…
Vic en avait plus qu’assez d’être traité comme un pion. Un jour on le démettait de l’affaire, un autre on avait besoin de lui. Aujourd’hui, tout ceci allait se terminer.
★
L’ensemble des quatre étages de l’ancien centre de police était parti en fumée. Le bâtiment ressemblait à un squelette de métal carbonisé. Dans la cour, derrière le poste de garde, Vic reconnut quelques véhicules de sa brigade et de la police scientifique, probablement le service incendies-explosifs qui cherchait encore à déterminer les causes du sinistre. A priori, le feu avait démarré au deuxième étage, en pleine nuit, et n’avait fort heureusement tué personne. Aux dernières nouvelles, on soupçonnait un problème électrique.
Vic remonta la rue de Rome, puis bifurqua rue Legendre avant de tourner de nouveau un peu plus loin, en se fiant au GPS. En pénétrant dans une large cour pavée où un flic en uniforme lui demanda ses papiers, il reconnut la silhouette épaisse de Mortier, appuyé contre un mur de pierre blanche. Le bâtiment, avec l’une de ses extrémités en pointe et les petites lucarnes par-dessus son toit en ardoise, avait des allures de mini 36, quai des Orfèvres. Voilà une semaine, Vic aurait sans doute éprouvé beaucoup de fierté à pénétrer ici, mais certainement pas aujourd’hui.
Il s’approcha du commandant et lui tendit la cassette vidéo qu’il tenait dans la main.
— Vous devriez jeter un œil à ça, dit-il avec amertume, sans saluer son supérieur.
Mortier le dévisagea froidement.
— C’est quoi ?
— C’est en rapport avec les morceaux de viande qu’on a retrouvés chez Stéphane Kismet. Lorsque vous m’avez démis de l’affaire, je vous avais signalé qu’ils provenaient peut-être d’une usine d’équarrissage, je ne m’étais pas trompé. Vous avez la preuve là-dessus.
Il se recula un peu, les mains dans les poches, tandis que Mortier le fixait d’un drôle d’air. Vic s’humidifia les lèvres avant de parler. Les mots qu’il allait prononcer étaient sans doute les plus durs qu’il ait eu à dire de toute sa vie.
— Je vais démissionner.
Mortier resta figé. Vic lut dans ses yeux de glace une étrange surprise, lui qui s’attendait plutôt au regard d’un guerrier vainqueur face à un ennemi dont il voulait se débarrasser depuis longtemps.
— Tu déconnes là, Marchal ? Cette cassette, tu te fous de moi ?
— Absolument pas.
Mortier caressa son crâne chauve.
— Le pire, c’est que t’as l’air sérieux. T’es quand même bien au courant qu’on a depuis presque une semaine une copie de cette cassette ?
Ces derniers jours, Vic avait appris à encaisser l’improbable, mais cette fois c’était trop. Il eut comme un voile noir devant les yeux, et si Mortier ne l’avait pas retenu, il serait tombé.
— Oh, Marchal !
— Oui commandant… Mon évanouissement et ma chute d’hier ont dû laisser des séquelles. Je… Je crois que j’ai des pertes de mémoire.
— Pas que des pertes de mémoire. Tu veux brutalement démissionner alors que t’es l’un de mes meilleurs flics. Tu m’annonces que je t’ai démis de l’affaire. Je qualifierais plutôt ça de délire temporaire. Alors je vais faire comme si je n’avais rien entendu, et, exceptionnellement, tu vas retourner chez toi. T’as pas l’air en bonne forme.
Vic s’appuya sur le rebord d’une fenêtre. Il n’était pas sûr d’avoir bien entendu, Mortier ne pouvait pas avoir prononcé des mots pareils. Pas le Mortier qui l’avait salement écarté de l’affaire. Il releva ses yeux noirs et demanda :
— Comment avez-vous obtenu cette cassette ?
Mortier écrasa son mégot, le ramassa et le jeta à la poubelle.
— Sur un coup de génie qui provient de ta petite tête.
— C’est-à-dire ?
Les prunelles de Mortier exprimèrent une forme soudaine d’inquiétude pour son subordonné.
— Au lendemain de la mort de Cassandra Liberman, lundi dernier, tu nous as appelés depuis l’usine d’équarrissage de Saint-Denis. T’as suivi ta propre piste, t’as découvert comment il se procurait sa viande, et mieux que ça…
Mortier leva la cassette.
— … Grâce à toi, on a une approximation de sa morphologie et son profil ADN.
Vic hallucinait. Était-il possible que le Stéphane du passé ait finalement réussi à le joindre ou à lui transmettre un quelconque message ?
— Son… Son profil ADN ? répéta-t-il.
— Faut vraiment que je te refasse la totale ?
— S’il vous plaît…
— Le Matador s’est empalé sur une barre en fer, à la sortie de l’usine. Comme il avait vachement flotté, il n’y avait plus aucune trace, mais heureusement, grâce au luminol, on a vu que le type avait pissé le sang. Les taches fluo nous ont emmenés à quelques dizaines de mètres de là, derrière un entrepôt. Là, en fouillant un peu, on a trouvé quelque chose de surprenant dans l’herbe. Une aiguille, du fil de chirurgie, une petite bouteille de désinfectant.
— Il se serait recousu lui-même ?
— Contre la tôle de l’entrepôt, en effet, vu les marques de sang. Mais ce n’est pas le fait qu’il se soit recousu lui-même qui me surprend aujourd’hui encore. C’est surtout ce qu’il pouvait fabriquer avec ce kit de soins sur lui. C’est comme si… comme s’il s’attendait à se blesser. Et malgré cette grosse blessure, il est quand même allé tuer Cassandra Liberman dans la foulée.
Vic n’arrivait pas à y croire, tout ceci défiait l’entendement.
— Ça… Ça me revient un peu, maintenant que vous me le dites, fit-il. Il y avait bien un deuxième type sur la cassette ?
— Oui. C’est encore aujourd’hui le gros point d’interrogation. On avait pensé à un employé mais a priori, c’est une fausse piste. Peut-être un gars qui tramait dans le coin, on continue à enquêter. Allez Vic, tire-toi. J’ai encore du taf.
Vic, il l’avait appelé Vic.
— Et où on en est avec l’affaire aujourd’hui ? demanda le lieutenant.
Son supérieur fronça les sourcils.
— C’est plus grave que je ne pensais ton accident d’hier. Je me trompe ? Pourquoi tu n’as rien dit, à l’hôpital ? Pourquoi tu ne leur as pas signalé tes troubles ?
— L’affaire, commandant…
Mortier soupira.
— On suit surtout la piste de l’ADN, on multiplie les enquêtes de proximité dans la zone industrielle de Saint-Denis, on interroge les hôpitaux, les centres de soin, les fournisseurs de kits de suture. On fait tout ce qu’on peut. On a besoin de bras, et on en manque cruellement.