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Avant d’entrer dans le bâtiment, le commandant lui rendit sa cassette et ajouta :

— C’est la première fois que je m’entends dire ça, mais retourne voir le médecin. T’as bossé plus tard que Wang chaque nuit de la semaine dernière. Et ça, crois-moi, c’est un véritable exploit.

La porte se referma derrière lui. Vic resta là, abasourdi, seul au milieu de la cour pavée. Il n’avait absolument aucun souvenir de ce que rapportait le commandant, il n’était jamais allé à l’usine d’équarrissage avant cette nuit, il en avait la certitude. Et il était tout aussi persuadé de ne pas avoir travaillé tard, ni d’avoir de si importants trous de mémoire. Mais alors, que lui arrivait-il ? Comment le commandant pouvait-il avoir la cassette avec les deux individus ? Était-il possible que d’une manière ou d’une autre, la présence du Stéphane passé à l’usine d’équarrissage ait changé le destin à ce point ? Pouvait-il y avoir un monde où Vic était un mauvais flic aux yeux de ses équipiers et un autre où il était un bon flic ?

Dubitatif, il songea à ce que lui avait dit Stéphane à propos de l’incendie de la brigade. Son sentiment d’avoir vu le destin en colère au milieu des flammes.

Le passé…

Vic sentit alors son cœur s’accélérer brutalement dans sa poitrine. Il sortit son portable et composa le numéro de Céline. Elle ne répondit pas, et il laissa un message sur son répondeur : « Je sais que tu m’écoutes ma chérie, je sais aussi que c’est toi qui devais me rappeler. Mais si tu m’aimes autant que je t’aime, alors prends le prochain train et rentre. »

Il faisait déjà nuit. Vic allait et venait dans son appartement, fixant avec appréhension l’enveloppe posée sur la table de la cuisine. Il l’avait trouvée au-dessus des photocopies du dossier Matador, dans un tiroir. Une enveloppe qui contenait des photos d’une barre en acier ensanglantée, et surtout, une lettre anonyme : « L’assassin que vous recherchez s’est blessé sur une tige en fer, dont vous trouverez les photos sous ce pli, en face du grillage de l’usine d’équarrissage de Saint-Denis. Il est venu y prendre de la viande en décomposition. Une cassette de surveillance vous donnera la preuve que je ne mens pas. »

Vic commençait à comprendre. Quelque chose qui échappait à la raison, et qui remettait en cause tout ce qu’il avait appris. Quelque chose qui l’effrayait.

D’un coup, il entendit la clé tourner dans la serrure. Il jaillit du canapé et fonça dans le hall. Quand Céline apparut avec sa valise à roulettes, il la prit dans ses bras.

— J’ai tellement attendu ton coup de fil, murmura-t-elle. J’ai tellement espéré que tu m’appelles avant que je le fasse. Et tu l’as fait…

Vic lui posa un doigt sur les lèvres, lui ôta son manteau, sa veste, et commença à déboutonner le bas de son chemisier. Ses doigts tremblaient, ils ne réussissaient à saisir correctement les petits boutons. Il comprit, à ce moment-là, ce qu’avait dû ressentir Stéphane Kismet face au tiroir de la morgue, il sut à quel point son ami avait dû être à la fois mort de trouille et débordant d’espoir.

Céline se laissa faire. Depuis quand ne l’avait-il pas touchée ainsi ? Cela lui paraissait une éternité. Le nombril apparut. Vic s’agenouilla, souleva le reste du tissu.

Cette image le marquerait jusqu’à la fin de ses jours.

Céline n’avait plus aucune cicatrice de son hystérotomie.

Alors, il explosa de joie. Il serra sa femme de toutes ses forces contre lui et pleura dans son cou. Il marmonna dans ses sanglots des phrases qu’elle comprit à peine. Quand il releva ses yeux trempés de larmes, il lui dit :

— Demain matin, je veux qu’on aille faire une échographie. Je veux voir le bébé.

Céline sourit, comblée devant tant d’énergie et d’amour.

— Mais… Mais pourquoi ?

— Parce que… Parce que je veux démarrer une nouvelle vie. Je veux profiter de chaque jour avec vous deux.

— Tu ne te laisseras plus manger par ton travail ?

Vic secoua la tête.

— C’était pour cette raison que tu étais partie chez ta mère, n’est-ce pas ? Parce que je ne rentrais plus jamais ici à cause de mon travail et que… qu’on s’était disputés ? Ce n’était pas à cause du bébé ?

— Bien sûr que non, ce n’était pas à cause du bébé. Qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans ? Je voulais te faire comprendre que j’existais, voilà tout.

Vic la souleva délicatement et l’emmena jusqu’au lit.

Il oublia tout ce qui l’entourait. Il oublia le malheur de Stéphane, enfermé dans Darkland et qui s’approchait de plus en plus du gouffre de la folie. Égoïstement, il ne pensa plus qu’à lui-même, sa femme, le bébé. Il ne songea qu’à l’instant présent et ils firent l’amour jusqu’au petit matin.

Ils n’avaient pu obtenir de rendez-vous avant l’après-midi. Le gynécologue qui remplaçait Sénéchal – qui avait été agressé à son domicile −, étala du gel de transmission ultrasonique sur le ventre de Céline, alluma son moniteur, et s’empara d’une sonde qu’il approcha lentement.

Vic avait l’impression que le praticien bougeait au ralenti, que chacun de ses gestes se décomposait à l’infini. Il fixait le petit moniteur en noir et blanc, et il perçut, dans le noir intense des prunelles de Céline, qu’elle aussi attendait, avec cette excitation que seules les futures mères peuvent connaître.

Et là, ce fut l’explosion de vie. Le fœtus de quatre mois, que Vic avait vu arraché du sein maternel, se trouvait bel et bien là, uni à sa mère par le cordon ombilical.

Le futur père se mit à rire, à pleurer. Il entendait chaque battement de cœur qu’amplifiait l’appareil, il distinguait chaque geste minuscule. La jeune femme releva le cou, posa ses mains à plat sur son ventre, elle était heureuse. Heureuse de voir à quel point son mari avait subitement changé, et à quel point il allait aimer ce bébé.

74. LUNDI 14 MAI, 17 H18

Il pleuvait. Le genre de pluie glaciale qui tombe drue, inonde la terre et fait se courber les fleurs. Stéphane se détacha de l’assemblée et s’avança, les yeux pleins de larmes. Il s’effondra à genoux devant la tombe lorsque quelques gerbes recouvrirent le couvercle du cercueil. Les gouttes s’écrasaient sur son crâne chauve et sur le haut de son costume.

Personne ne l’aida à se redresser. Aux yeux de tous, Stéphane Kismet était un malade, un type dangereux pour lui, pour les autres.

Alors un homme, un homme qui venait juste d’arriver, que personne ne connaissait, surgit de l’arriére de l’assemblée et vint le relever et le soutenir. Cet homme, c’était Vic. Avec Stéphane, ils échangèrent un regard silencieux, et restèrent là, à deux, pendant que le lourd bloc de marbre se refermait sur le caveau.

C’était terminé. Des nuées de fleurs se déversèrent aux abords de la tombe avant que le long cortège de costumes noirs disparaisse lentement, sans un mot, sans un regard.

Stéphane garda les yeux au sol.

— Tu es venu quand même ?

— Évidemment…

— Tu vois, tout ceci n’a servi à rien. Si seulement j’avais pu être plus clair… Mais comment ? Comment l’être avec toutes les horreurs qui circulent dans ma tête ? Avec tout ce qui s’est passé ? Comment rester sain d’esprit ?

Il prit une fleur et en arracha les pétales un à un.

— C’était mon dernier rêve, dans le passé. Nous, ici, devant cette tombe. Nous n’avons plus aucun moyen de communiquer avec Stépas, à présent. J’ai eu beau raconter, écrire ce que je voulais, Stépas va se réveiller et tout faire pour sauver Sylvie, mais où qu’il aille, où qu’il se cache, on le rattrapera. On ne peut pas lutter, le destin est trop fort.