Vic se plaça en face de Stéphane et le regarda droit dans les yeux.
— Mon bébé est vivant. Tu as pu changer les choses.
Un flux indéfinissable, une forme d’énergie jamais ressentie jusque-là, traversa le corps de Stéphane. Il esquissa un sourire triste. Vic lui prit les deux mains.
— C’est un garçon. Il y a tout juste quelques heures, le gynécologue a dit qu’il se développait remarquablement bien. Tu lui as sauvé la vie.
— Je n’aurai pas fait que de mauvaises choses, alors ?
Vic lui passa le bras autour de l’épaule et l’emmena un peu en retrait.
— Je ne comprends pas bien, dit Stéphane en inspirant profondément et en se frottant les yeux avec un mouchoir. Comment ta femme a-t-elle pu redevenir enceinte subitement ?
Vic secoua la tête.
— Non, non, ça ne s’est pas passé comme ça. Ce que je vais te dire va te paraître incroyable mais Céline n’est jamais allée faire son amniocentèse. Parce que Stépas a cassé la figure à son gynécologue. Écoute-moi bien. Quand tu as bravé les flammes de l’incendie, je pense que tu as réussi à enfin contrer le destin, et à partir de ce moment, les choses ont changé. Stépas a reçu le message dans ses rêves, un message qu’il n’aurait jamais dû recevoir. Et à cause de cette incohérence, dans le présent de Stépas, au moment de son réveil, tout a dû se passer comme si le monde s’était scindé en deux, comme avec le chat de Schrödinger. L’univers où Stépas n’a pas reçu le message, c’est l’univers dans lequel nous évoluions jusqu’alors, et l’univers où il a reçu le message, c’est l’univers où le gynécologue a été agressé, où Céline n’a pas perdu le bébé, où il y a deux personnes sur la cassette, où le tueur s’est blessé. L’univers dans lequel nous nous trouvons maintenant !
Stéphane observa l’eau qui ruisselait sur le sol, pensif.
— Et… tu veux dire qu’à présent, à cause de Stépas, nous aurions basculé de notre ancien passé vers… un nouveau passé ?
Vic se passa la main dans les cheveux.
— C’est exactement ça ! C’est incompréhensible, mais… c’est comme si nous avions transité. Oui, c’est ça… Tous les deux, nous avons transité de l’ancien univers vers le nouveau, celui où Stépas a reçu le message. Et je crois que cela s’est produit au moment où on sortait de la brigade en feu. Je te portais sur mon dos. Tu te souviens ? Nous avons ressenti comme un choc. Et juste après, on s’est tous les deux évanouis.
Stéphane l’écoutait en silence, apparemment sonné.
— Tu… Tu as dû être aspiré, continua Vic, et j’ai été entraîné avec toi parce que j’étais collé à toi. Physiquement, on n’a pas bougé, mais… d’une manière ou d’une autre, on a traversé une dimension invisible, qui n’est ni le temps, ni l’espace. Tu es… Tu es une personne hors du commun, tu possèdes une faculté que nul ne peut comprendre.
Stéphane fixa la pierre tombale, le regard éteint.
— En tout cas, ce n’est certainement pas un don, c’est une malédiction.
— Non, Stéphane. Mon bébé va naître.
— Mais pas de chance pour moi, rien n’a changé me concernant.
Mélinda et Sylvie sont mortes dans les deux univers. L’ancien, et le nouveau.
— Parce que les changements n’ont pas été suffisamment importants. Le tueur a juste été blessé, pas tué. Il a poursuivi sa mission. Et ce qu’a fait Stépas n’a pas non plus empêché Mélinda d’aller à la carrière, ni que ma brigade parte en fumée, parce qu’il n’y a pas de relation de cause à effet. Nous évoluons dans un autre univers, très proche de l’ancien. Presque confondu, à vrai dire.
Vic croyait à peine à ce qu’il disait, mais c’était la seule manière d’expliquer l’inexplicable. Il ajouta :
— Depuis que j’ai vu le bébé dans le ventre de ma femme, je pense à autre chose, et ça me travaille. Tu te rappelles de l’événement qui a fait que je suis revenu vers toi et que je t’ai cru ?
Stéphane hocha lentement la tête et répondit :
— J’avais prédit la mort de ton bébé. J’étais en train d’écrire dans Darkland quand tu es revenu me voir, prêt à écouter mon histoire et à m’aider.
— Exactement. Mais dans ce monde-ci, il n’est pas mort. Ce qui veut dire que mon «Vic passé » n’est pas revenu vers toi probablement avant que tu enlèves ta propre femme, car il n’avait aucune raison de le faire. Et donc, dans ce monde-ci, je n’ai certainement pas encore lu ton carnet de rêves. Je n’ai pas fait le rapprochement avec Siriel. Je ne suis donc pas allé chez lui. Et de ce fait…
Stéphane le dévisagea, tandis que ses deux poings se serraient le long de son corps.
— … Ce vieux sadique est peut-être encore vivant.
75. LUNDI 14 MAI, 20 H10
De retour dans la forêt d’Halatte, un endroit où il s’était pourtant juré ne jamais revenir, Vic reconnut enfin la demeure de Noël Siriel. Il se gara sur le bas-côté.
— C’est dingue, dit-il à Stéphane. À l’heure près, je me trouvais ici, lundi dernier. Et la maison était en train de brûler.
Il fixa l’interphone depuis l’habitacle de la Peugeot.
— Siriel attend l’arrivée de la police tôt ou tard. Il est armé. Il se tiendra sur ses gardes, prêt à se suicider et à tout faire flamber. Mais le plus important, c’est que je récupère le DVD qu’il porte sur lui. Toi, tu attends ici. Si, dans dix minutes je ne sors pas, tu… Viens voir, OK ?
— D’accord. Fais gaffe.
— Toi aussi, tu fais gaffe et tu ne bouges pas d’ici. Lors de ma dernière visite, le tueur rôdait dans le coin, il m’a assommé.
— C’est rassurant. Mais normalement, avec mes visions…
— Il ne devrait encore rien t’arriver, je sais.
Vic sortit. Il sonna à l’interphone et, comme la première fois, montra sa carte de police en direction de la petite caméra.
Une voix un peu rocailleuse demanda :
— Oui ?
—Vic Marchal, police judiciaire. Je souhaiterais parler à monsieur Siriel.
Après un court silence, l’interphone chuinta.
— Je vous ouvre. Franchissez ensuite la porte d’entrée de la maison. Le salon sera droit devant vous.
Alors que les battants du portail s’écartaient, Vic s’avança rapidement. C’était réellement hallucinant, ce n’était plus une impression de déjà-vu, c’était du déjà-vu.
Il traversa le jardin et dégaina son arme. Surprendre Siriel, le plus vite possible.
La porte d’entrée était ouverte, le lieutenant s’engagea dans le hall orné de ses magnifiques tableaux, le Sig Sauer devant lui. Il s’arrêta un moment au centre de la galerie, espérant que Siriel apparaîtrait dans son champ de vision comme la première fois. Mais il n’en fut rien.
Vic s’avança prudemment, puis surgit dans le salon. Siriel se tenait à l’autre bout de la pièce, à côté de la cheminée, et tenait le DVD dans sa main.
— Alors c’était lui… fit-il en désignant d’un geste de la tête l’écran de surveillance. Le brun aux cheveux longs qui a surpris mon ami à l’usine d’équarrissage.
Vic jeta un rapide coup d’œil vers l’image. Ce crétin de Stéphane était sorti de la voiture et attendait en plein dans le champ de la caméra. Le jeune lieutenant braqua Siriel de plus belle.
— Posez immédiatement ce DVD sur le sol ou je tire.
— C’est donc uniquement ce DVD que vous êtes venu chercher ? Vous ne vous posez aucune question ? Vous n’attendez aucune réponse ?
— J’ai déjà mes réponses.
La réplique sembla le déstabiliser.
— Savez-vous seulement ce qu’il contient, ce DVD ?
— Votre fantasme, et la souffrance de l’assassin.