Son cœur se serra, il tenait peut-être quelque chose.
Une date. Il crut lire « 1987 ».
Puis, sur d’autres radiographies, plus loin dans le film, il lut « 1989 », « 1990 », « 1992 ».
Rien d’autre. Juste des dates.
Vic se versa un autre verre avant de revenir à la vidéo. L’enfant avait grandi sans cesser de se fracturer les os. Pourquoi ? Souffrait-il d’une maladie qui les fragilisait, comme la maladie des os de verre ? Le battait-on violemment ? Ou alors, avait-il régulièrement de graves accidents ?
Vic ne put s’empêcher de penser à Stéphane. Son saut du train. Ses multiples sorties de route. Ses nombreux séjours à l’hôpital.
Il chassa cette idée de sa tête et songea plutôt aux paroles de Siriel, avant sa première mort. « Je me suis offert le film de mon fantasme. Et mon exécuteur, celui de sa souffrance. » Si les radiographies se succédaient dans ce montage, si nombreuses, il devait nécessairement y avoir une raison valable. Elles étaient probablement là pour représenter la souffrance du Matador.
Le jeune homme s’intéressa ensuite à d’autres scènes qui, dans ce déferlement d’horreurs, revenaient régulièrement. Ce vieux fakir, qui se transperçait la langue en fixant la caméra sans broncher. Pas un mouvement de sourcil, pas une grimace. Puis, juste après, une silhouette, qui évoluait très lentement sur des braises ardentes. Et, plus loin encore, un individu qui se roulait tranquillement dans les tessons de verre, alors que son corps se mettait à saigner. Vic revint en arrière, concentré, et s’arrêta sur le visage de l’homme aux braises dès qu’un plan le lui permit. Aucun doute, il s’agissait à chaque fois du même type, un Indien d’une soixantaine d’années, qui réalisait ces prouesses pour la caméra. Pour le Matador en personne.
Qui était cet homme ? Pourquoi l’assassin s’était-il intéressé à lui ?
Vic resta encore de longues minutes à observer les images sans comprendre réellement ce qui faisait le lien entre elles. Tout avait à l’évidence un rapport avec les agressions physiques, la souffrance, la douleur. Mais lequel ?
La souffrance… Un terme omniprésent dans l’enquête.
Sur l’écran, Vic observa la main du meurtrier. D’abord gantée, puis nue, plongeant dans le bol de glaçons avant de caresser les ventres brûlants des victimes, trempés de sueur par la chaleur des chauffages. Quel était le visage de l’assassin, à ce moment-là ? Que lui procuraient ces caresses ? Pourquoi alterner le chaud des résistances électriques et le froid des glaçons ? Vic songea à ces petites flaques d’eau, découvertes sur les lieux du crime. Des glaçons…
« Voyez même au-delà de nos cinq sens, cherchez plus loin… Par quoi comble-t-on le manque ? » avait dit Siriel.
— Par quoi, bon sang ? s’énerva Vic. De quel manque parles-tu ?
La voix rugueuse du vieil homme résonnait inlassablement sous son crâne.
« Si vous étiez un bon enquêteur, vous auriez essayé de ressentir ce que votre tueur a ressenti devant ces corps brûlants. Alors, vous auriez compris. Vous auriez fait jouer les opposés, vous vous seriez sublimé. »
Quels opposés ? Le chaud et le froid ? Le feu et la glace ?
Vic se leva et tourna le thermostat à fond.
Il fallait essayer.
Il visionna encore une fois le film, se laissa envahir par les images, par l’univers ténébreux du monstre. Alors, il se dirigea vers la cuisine, ouvrit le frigidaire et remplit un bol de glaçons. Puis, sans bruit, il brancha deux chauffages électriques qu’il disposa sur le sol. Les engins commencèrent à souffler une chaleur intense. 27 degrés. 29… 35…
Vic ôta son tee-shirt et vint s’asseoir à quelques centimètres des résistances rougeoyantes. Son corps se couvrit bientôt d’une fine pellicule translucide. Des gouttes se mettaient à perler sur son front, ses pommettes, ses épaules. Il imagina l’assassin, observant sa proie attachée entre ces deux chauffages. Qu’avait-il ressenti ? Avait-il eu une érection ?
Il revit le fakir, à l’assaut des braises, le visage impassible. Alors que la chaleur grimpait encore, il songea aux victimes, leurs doigts, leur langue, leurs lèvres coupées. Il pensa au kit de suture trouvé par Mortier, près de l’usine d’équarrissage.
Devant lui, les glaçons commençaient à fondre. La chaleur devenait difficilement supportable. Trempé, Vic se courba et plongea sa main chaude dans le bol glacial. Et là, il ressentit une douleur intense. Un arc de froid qui se propagea du bout de ses doigts jusque dans sa main, son bras, sa poitrine.
Le froid… Le froid lui faisait mal. Comme le chaud.
Et le contraste amplifiait encore la souffrance.
Les radiographies, les os brisés, cette note, accrochée au mur… Le tueur voulait absorber la douleur de sa victime. Il voulait savoir ce qu’elle ressentait.
Il stimulait ses thermorécepteurs, les malmenait par le chaud et le froid pour s’approcher du seuil de la douleur.
Alors, dans ce jeu des extrêmes, Vic sut.
Il sut quel sens l’assassin avait voulu sublimer avec ses glaçons et ses chauffages, quel manque il avait voulu combler à travers ce raz-de-marée de violence.
Il comprit aussi pourquoi il se promenait en permanence avec un kit de suture sur lui.
C’était maintenant évident.
77. MARDI 15 MAI, 05 H 23
Enfoncé dans le canapé du salon, une copie du DVD entre les mains, Stéphane n’osa pas allumer le téléviseur et se laissa ensevelir par le silence. Les images, les cris, les visages en sang ne cessaient de le harceler. Il le savait, il ne parviendrait plus dorénavant à trouver la paix.
Face à sa bouteille de whisky entamée, il ne comprenait toujours pas. Pourquoi Sylvie ? Qu’avait-elle à voir avec les autres victimes ? Comment l’assassin l’avait-il sélectionnée ?
Ce soir plus que jamais, c’était pour lui évident : ses fichus rêves ou prémonitions avaient toujours été à l’origine d’un drame. Des gens qui n’auraient peut-être pas dû mourir étaient morts. Et Sylvie faisait maintenant partie du cycle. Stéphane inclina la tête, le regard absent.
Il s’efforça de songer à ces derniers jours, un écoulement temporel gonflé d’horreur, de tourments, de souffrance. De quelle façon son épouse avait-elle été impliquée dans ses rêves ? Comment ces cauchemars avaient-ils modifié son destin ? Comment avaient-ils simplement provoqué sa mort ?
Stéphane manipulait nerveusement le DVD entre ses doigts. Tout était sans doute là-dedans, sur ces images abominables qui lui martelaient encore le crâne.
Il était persuadé qu’il avait précipité sa femme dans les ténèbres. Mais quel avait été l’événement déclencheur, cette fois-ci ? Quel signal ? Sylvie avait sûrement croisé le tueur récemment, alors qu’elle n’aurait jamais dû. Qui pouvait-il être ? Un producteur ? Un médecin ? Un psychiatre ? Oui, un psychiatre. Ce Robowski. Ce rendez-vous auquel il n’était jamais allé parce qu’il surveillait Mélinda. Peut-être, peut-être pas.
Stéphane ferma les yeux, tandis que des visages défilaient sous son crâne. Ariez, Marchal, Everard, Siriel, le réceptionniste des Trois Parques, Machine… Des inconnus pour la plupart, mis sur son chemin à cause de ses rêves.