L’un d’entre eux, peut-être, avait filmé ces meurtres ignobles. Il avait fabriqué ce condensé d’horreur que Stéphane tenait là, entre ses mains.
Alors, subitement, l’un de ces visages se détacha des autres.
Stéphane leva le disque devant ses yeux. Il y vit le regard de l’assassin.
Cinq minutes plus tard, après avoir récupéré une adresse auprès des renseignements, il quittait le domaine dans un crissement de pneus.
78. MARDI 15 MAI, 07 H 26
Arrivé devant l’hôpital Necker, dans le 15e arrondissement, où l’avaient orienté ses recherches sur Internet, Vic se gara en catastrophe sur une place de livraison et sortit en courant. Cet hôpital s’occupait, entre autres, des maladies génétiques et congénitales chez les enfants.
Sur son portable, comme sur sa ligne fixe, Stéphane demeurait injoignable. Pourquoi ne répondait-il pas ?
Vic parvint, non sans mal, à se frayer un chemin à travers le dédale de l’établissement, jusqu’au service de pédopsychiatrie et à trouver un interlocuteur, le professeur Shaffran. Le jeune lieutenant expédia rapidement les présentations. Il étala devant lui les captures d’écran des radiographies, imprimées à l’aide de son ordinateur depuis le DVD. L’ensemble était de qualité médiocre, mais on y voyait clairement les multiples fractures.
— Mes déductions m’ont mené chez vous, expliqua-t-il. Je recherche ce patient.
Shaffran, la quarantaine, jouait avec son stylo qu’il faisait tourner entre ses doigts.
— Et c’est tout ce dont vous disposez ? Des photocopies de radios ?
— Oui, celles d’un enfant qui a peut-être été soigné dans votre hôpital, plusieurs années durant.
— Peut-être ?
— Vous suivez ici les enfants atteints de maladies rares, je me trompe ?
— Oui, entre autres… Même si c’est loin d’être l’essentiel de notre activité.
— Et l’insensibilité congénitale à la douleur en fait partie ?
L’expression de Shaffran changea. Il prit les photocopies bien en main et fronça les sourcils.
— Insensibilité congénitale à la douleur, évidemment. Ces clichés sont malheureusement typiques. De quand datent-ils ?
— 87,89,90,92.
Shaffran lâcha les feuilles sur son bureau.
— Presque vingt années plus tard, il est fort probable que ce patient soit mort. Désolé.
— Il n’est pas mort.
Le professeur regarda Vic, l’air sceptique.
— Les patients souffrant de cette maladie atteignent rarement l’âge adulte, vous savez. Regardez ces radios, elles parlent d’elles-mêmes. Toutes ces fractures… Et ce n’est pas tout. Dès le plus jeune âge, les enfants atteints d’ICD se sectionnent la langue avec les dents, se mordent les doigts jusqu’à l’os ou posent les mains sur des plaques brûlantes sans même s’en apercevoir. J’ai eu le cas, voilà quelques semaines, d’un bébé de dix mois qui continuait à marcher à quatre pattes, avec les deux jambes cassées. Tant que les parents sont extrêmement vigilants, ces gamins s’en sortent. Mais imaginez-les à l’école, dans la rue, en proie à toutes sortes d’agressions dont ils n’ont pas conscience. Imaginez-les adultes, seuls, confrontés au monde réel. Une simple coupure peut entraîner la mort. Quoi que l’on pense, la douleur est utile. Elle nous avertit des agressions pour le bien de notre organisme.
Vic songea à l’épisode de l’usine d’équarrissage relaté par Mortier, à cette blessure sur les tiges d’acier, qui n’avait pas empêché le Matador de détaler comme un lapin et de se recoudre seul une dizaine de mètres plus loin.
— Ces malades conservent le sens du toucher, n’est-ce pas ? Grâce aux thermorécepteurs et aux mécanorécepteurs ?
— En effet. Leurs nocicepteurs, ces terminaisons nerveuses sensibles à la douleur, sont défectueux, mais les récepteurs du toucher demeurent opérationnels.
— Et ne peuvent-ils pas, grâce à cela, se représenter ce qu’est la douleur ? L’approcher ? Par exemple en plongeant leur main dans de l’eau glacée, puis de l’eau bouillante ?
— Dès 45 degrés ou en dessous de 0 degrés, les thermorécepteurs ne donnent plus d’informations supplémentaires. Ce sont normalement les nocicepteurs qui prennent le relais. Mais vous avez raison, poser une main sur une surface très chaude, puis juste après très froide, est un moyen biaisé de stimuler au maximum les thermorécepteurs et de savoir à quoi peut ressembler la douleur. Un peu comme un élastique que l’on tendrait au maximum, sans qu’il se rompe. D’autre part, ces patients adorent palper la matière, cela leur permet de compenser, de ressentir, d’avoir conscience de leur propre corps et des dangers qu’il encourt.
Vic se redressa et posa ses deux mains à plat sur le bureau.
— Disposez-vous d’un fichier regroupant ces patients ?
— Evidemment, vous pensez bien. Mais cela est confidentiel et…
Le flic sortit trois photographies de sa poche, qu’il plaça sous les yeux du professeur.
— Voilà ce que ce gentil garçon a fait, et il s’apprête à recommencer. Alors s’il vous plaît, ne me parlez pas de secret médical pour un dossier Vieux de vingt ans. Je veux des noms. Tout de suite.
Shaffran poussa les photos sur le côté en grimaçant, sembla hésiter, puis finit par s’emparer de sa souris.
Il tapa un code, ouvrit un dossier, puis un autre… Très vite, une liste d’une trentaine de personnes apparut.
Vic s’arrêta immédiatement sur une identité. Sur un prénom, plus précisément.
Un prénom qui ne pouvait être qu’un signe du destin. Une coïncidence annonciatrice d’une existence de souffrance.
Vic disparut avant même que le professeur n’ait eu le temps de relever la tête de son écran.
79. MARDI 15 MAI, 08 H14
C’était cette adresse que la femme lui avait donnée, à une centaine de mètres à peine de l’usine d’équarrissage de Saint-Denis. Celle d’un ancien atelier industriel.
C’était là que, d’après elle, son mari passait la majeure partie de son temps libre, à retaper des vieux meubles, et aussi à faire de la photo et de la vidéo. Des passions, avait-elle dit. Des passions…
Il était marié. Ce monstre qui tuait des gens de la pire des manières était marié.
Après avoir escaladé une grille, Stéphane dénicha une fenêtre brisée, dans l’arrière-cour. Il ôta méticuleusement les morceaux de verre tranchants et se glissa par l’ouverture.
Un couteau à la main, il s’avança lentement, sans bruit, dans une large pièce vide, sombre et poussiéreuse.
Soudain, Stéphane entendit comme un crissement de verre pilé sous son pied. Il s’immobilisa. Rien autour de lui, pas un souffle, pas un murmure. Il reprit sa progression en longeant les murs sales, puis aperçut un escalier. Au bas des marches, il s’engagea prudemment dans un couloir, et pénétra dans un atelier obscur, sans fenêtre, tout juste éclairé par quelques veilleuses de sécurité.
Alors, il sentit une présence, derrière lui. Il n’eut pas le temps de se retourner.
La douleur dans son mollet fut si insupportable qu’il s’écroula sur le sol, à la limite de l’évanouissement.
Recroquevillé, se tenant la jambe entre les mains, il vit la flamme bleue d’un chalumeau s’approcher de son nez. L’individu donna un coup de pied dans le couteau, tira Stéphane par le col et le regarda, les yeux dans les yeux.
— Toi ? s’étonna-t-il.
Stéphane se sentit soulevé du sol et traîné jusqu’à une chaise. Il hurla de douleur.
— Cette brûlure que tu ressens dans le mollet te rend incapable d’agir, de réfléchir, elle te paralyse au même titre que la peur. Tu ne peux plus marcher, tu ne peux plus rien contre moi.
L’homme posa son chalumeau à côté d’une scie électrique et désigna du doigt un fauteuil, recouvert de longues pointes en acier et dont le dossier et les accoudoirs étaient munis de sangles.