HERVÉ LE TELLIER
L’ANOMALIE
roman
Et moi qui dis que vous rêvez, je suis aussi en rêve.
Le vrai pessimiste sait qu’il est déjà trop tard pour l’être.
I
Aussi noir que le ciel
(mars-juin 2021)
Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension.
BLAKE
Tuer quelqu’un, ça compte pour rien. Faut observer, surveiller, réfléchir, beaucoup, et au moment où, creuser le vide. Voilà. Creuser le vide. Se débrouiller pour que l’univers rétrécisse, rétrécisse jusqu’à se condenser dans le canon du fusil ou la pointe du couteau. C’est tout. Ne pas se poser de questions, ne pas se laisser guider par la colère, choisir le protocole, agir avec méthode. Blake sait faire ça, et depuis tellement longtemps qu’il ne sait plus quand il a commencé à savoir. Après, le reste vient tout seul.
Blake fait sa vie de la mort des autres. S’il vous plaît, pas de leçon de morale. Si on veut discuter éthique, il est prêt à répondre statistiques. Parce que – et Blake s’excuse – lorsqu’un ministre de la Santé coupe dans le budget, qu’il supprime ici un scanner, là un médecin, là encore un service de réanimation, il se doute bien qu’il raccourcit de pas mal l’existence de milliers d’inconnus. Responsable, pas coupable, air connu. Blake, c’est le contraire. Et de toute façon, il n’a pas à se justifier, il s’en fout.
Tuer, ce n’est pas une vocation, c’est une disposition. Un état d’esprit si l’on préfère. Blake a onze ans et ne s’appelle pas Blake. Il est à côté de sa mère, dans la Peugeot, sur une départementale près de Bordeaux. On ne roule pas si vite, un chien traverse la route, la secousse les déporte à peine, la mère crie, freine, trop fort, le véhicule zigzague, le moteur cale. Reste dans la voiture, mon chéri, mon Dieu, reste bien dans la voiture. Blake n’obéit pas, il suit sa mère. C’est un colley au poil gris, le choc lui a défoncé le thorax, son sang s’écoule sur le bas-côté, mais il n’est pas mort, il geint, on dirait la plainte d’un bébé. La mère court en tous sens, paniquée, elle pose ses mains sur les yeux de Blake, elle balbutie des mots sans suite, elle veut appeler une ambulance, Mais maman, c’est un clebs, c’est juste un clebs. Le colley halète sur le bitume fissuré, son corps brisé tordu adopte un angle bizarre, il est agité de soubresauts qui vont en s’affaiblissant, il agonise sous les yeux de Blake, et Blake regarde avec curiosité la vie quitter l’animal. C’est fini. Le garçon mime un peu la tristesse, enfin, ce qu’il imagine être la tristesse, pour ne pas troubler sa mère, mais il ne ressent rien. La mère reste là, glacée, devant le petit cadavre, Blake s’impatiente, il la tire par la manche, Maman, allez, ça sert à rien de rester là, il est mort, là, on y va, je vais être en retard au foot.
Tuer, c’est aussi des compétences. Blake découvre qu’il a tout ce qu’il faut le jour où son oncle Charles l’emmène chasser. Trois coups, trois lièvres, une espèce de don. Il vise vite et juste, il sait s’adapter aux pires carabines pourries, aux fusils les plus mal réglés. Les filles le traînent dans les fêtes foraines, Eh, s’te plaît, je voudrais la girafe, l’éléphant, la Game Boy, oui, vas-y, encore ! et Blake distribue des peluches, des consoles de jeux, il devient la terreur des stands de tir, avant de décider de faire dans la discrétion. Blake aime bien aussi ce que lui apprend l’oncle Charles, égorger les chevreuils, dépecer les lapins. Qu’on se comprenne bien : il ne prend aucun plaisir à tuer, à achever l’animal blessé. Ce n’est pas un vicelard. Non, ce qui lui plaît, c’est le geste technique, la routine sans faille qui s’installe à force de répétitions.
Blake a vingt ans, et sous son nom très français, Lipowski, Farsati, ou Martin, il est inscrit dans une école hôtelière d’une petite ville des Alpes. Ce n’est pas un choix par défaut, attention, il aurait pu faire n’importe quoi, il aimait l’électronique aussi, la programmation, il était doué en langues, tiens, l’anglais, il lui avait suffi de trois mois de stage chez Lang’s à Londres pour le parler quasiment sans accent. Mais ce que Blake préfère par-dessus tout, c’est cuisiner, pour les moments de vide à composer une recette, le temps qui s’écoule sans hâte, même dans l’agitation fiévreuse d’une cuisine, les longues secondes calmes à regarder fondre le beurre dans la poêle, réduire les oignons blancs, monter un soufflé. Il aime les odeurs et les épices, il aime créer un arrangement de couleurs et de saveurs dans une assiette. Ç’aurait pu être l’élève le plus brillant de l’école, mais Vraiment, merde, Lipowski (ou Farsati, ou Martin), si seulement vous étiez un peu aimable avec la clientèle, ça ne saurait pas nuire. C’est un métier de service, de service, vous entendez, Lipowski (ou Farsati, ou Martin) !
Un soir, dans un bar, un type, bien saoul, lui dit vouloir en faire tuer un autre. Il a sans doute une bonne raison pour ça, un truc de boulot, de femme, mais Blake, ça lui est égal.
— Tu le ferais, toi, pour du fric ?
— T’es dingue, répond Blake. Complètement dingue.
— Je te paierai, et cher.
La somme qu’il propose est à trois zéros. Blake se marre.
— Non. Tu rigoles ?
Blake boit, lentement, prend tout son temps. Le type s’est effondré sur le bar, il le secoue.
— Écoute, je connais quelqu’un qui le ferait. Pour le double. Je ne l’ai jamais rencontré. Demain, je te dis comment le joindre, mais après, tu ne m’en parles plus jamais, OK ?
C’est cette nuit-là que Blake invente Blake. Pour William Blake, qu’il a lu après avoir vu Dragon rouge, le film avec Anthony Hopkins, et parce qu’il a aimé un poème : « Et je bondis dans ce monde dangereux : Impuissant, nu et criard / Comme un démon caché dans un nuage. » Et puis Blake, black et lake, noir et lac, ça claque.
Dès le lendemain, un serveur nord-américain accueille l’adresse mail d’un certain blake.mick.22, créée dans un webcafé de Genève, Blake achète en liquide et à un inconnu un ordinateur portable d’occasion, se procure un vieux Nokia et une carte prépayée, un appareil photo, un téléobjectif. Une fois équipé, l’apprenti cuisinier fournit au type le contact de ce « Blake », « sans garantie que l’adresse soit encore valide », et il attend. Trois jours plus tard, l’homme du bar envoie à Blake un message alambiqué, où l’on devine qu’il se méfie. Il questionne. Cherche le défaut dans la cuirasse. Laisse parfois passer une journée entre deux échanges. Blake parle de cible, de logistique, de délai de livraison, et ces précautions achèvent de le rassurer. Ils tombent d’accord, Blake réclame la moitié d’avance : c’est déjà quatre zéros. Lorsque l’homme lui précise qu’il veut que ça ressemble à une « cause naturelle », Blake double la somme et exige un mois. Convaincu désormais d’avoir affaire à un professionnel, le type accepte toutes les conditions.
C’est sa première fois et Blake compose. Il est déjà méticuleux, prudent, imaginatif, à l’extrême. Il a vu tellement de films. On n’imagine pas ce que les tueurs à gages doivent aux scénaristes de Hollywood. Dès le début de sa carrière, l’argent de la commande, les informations sur le contrat, il les recevra dans un sac plastique abandonné dans un lieu qu’il aura déterminé, un bus, un fast-food, un chantier, une poubelle, un parc. Il évitera les zones trop isolées où on ne verrait que lui, les endroits trop publics où lui ne repérerait personne. Il sera là des heures avant, à surveiller les parages. Il portera des gants, une capuche, un chapeau, des lunettes, se teindra les cheveux, apprendra à se poser des postiches, à creuser ses joues, les gonfler, il possédera des plaques d’immatriculation par dizaines, de tous pays. Avec le temps, Blake s’initiera au lancer de couteau, half-spin ou full-spin selon la distance, à la confection d’une bombe, à l’extraction d’un poison indécelable d’une méduse, il saura monter et démonter en quelques secondes un Browning 9 mm, un Glock 43, il se fera payer et achètera ses armes en bitcoins, cette cryptomonnaie aux mouvements intraçables. Il créera son site sur le deep web, et le darknet deviendra un jeu pour lui. Car il y a des tutoriels pour absolument tout sur internet. Suffit de chercher.