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Markle et Favereaux, secoués, chahutés, livides, se concentrent sur les instruments, ils se battent avec la tempête, plus tard on apprendra que c’était la plus violente et la plus subite des dix dernières années, le voyant de la turbine gauche indique une perte de puissance de 15 %, mais le champ électrique intense perturbe l’électronique de bord. Et au bout du compte, dans cette tornade, l’avion résiste, se maintient à peu près à l’horizontale, finit par se stabiliser, et même si la grêle ne faiblit pas, si le pare-brise est constellé en surface, la seconde épaisseur ne présente aucune microfissure inquiétante.

Markle, dès que les secousses s’atténuent un tant soit peu, s’adresse à la cabine. Malgré le bruit assourdissant qui règne dans l’habitacle, il essaie de ne pas crier.

— Sorry, folks pour ces turbulences. Nous allons devoir continuer notre route vers New York à travers le cumulonimbus et rester dans cette lessiveuse pendant au moins…

Soudain, un soleil éblouissant revient dans le cockpit, le Boeing accélère brutalement, le silence se fait de nouveau, les perturbations sont aussitôt derrière eux.

Markle vérifie les contrôles, stupéfait. L’avion vole parfaitement bien, dans un grondement régulier, mais tous les instruments sont déréglés. Malgré la chute vertigineuse durant cinq bonnes minutes, l’altitude s’affiche de nouveau calée à 39 000 pieds, le radar météo refuse de signaler la moindre perturbation, et le cap apparent est deux six zéros. Il reprend le micro de l’interphone cabine.

— Eh bien, comme vous l’avez constaté avec moi, nous sommes sortis à l’instant du nuage sans trop de dégâts. Nous vous prions de rester assis jusqu’à future instruction et de maintenir éteint tout appareil électronique. Personnel de bord, vous pouvez vous détacher, merci. Rapport cabine, s’il vous plaît.

Markle coupe le micro et affiche le code d’urgence 7 700 sur le transpondeur. Il remet son casque, appelle Kennedy Approach :

— Mayday, mayday, mayday, Kennedy Approach, ici Air France 006. Suite à des turbulences en traversant la couche et au givrage important, pas de blessés, mais nous n’avons plus d’instruments, ni altitude, ni vitesse, le radar est HS, le pare-brise est très endommagé.

Au contrôle de Kennedy, la voix est désormais masculine, et étonnée.

— Mayday reçu Air France 006. Pouvez-vous confirmer le code transpondeur 7 700 ?

— New York, Air France 006, je confirme, transpondeur 7 700.

La voix, où l’on décèle une profonde incompréhension, répète :

— Air France, de Kennedy Approach, confirmez le transpondeur sur 7 700. Vous dites bien Air France 006 ?

— Affirme, Air France 006, mayday. Je confirme transpondeur sur 7 700, nous avons traversé un gros nuage de grêle, le pare-brise est fissuré, le radôme est sûrement défoncé.

La communication est coupée, quelques longs instants. Markle se tourne vers Favereaux, interdit. Trois fois il a rentré le code transpondeur, et Kennedy ne parvient toujours pas à les identifier. Soudain, la connexion se rétablit. Une voix de femme, cette fois, mais moins chantante que la première. Moins aimable aussi.

— Air France 006 mayday, de Kennedy Approach. Ici Air Traffic Control, quel est le nom du commandant de bord, s’il vous plaît ?

Markle reste bouche bée. Jamais de toute sa carrière aucun contrôleur ne lui a demandé le nom d’un pilote.

— Air France 006 mayday, de Kennedy Approach. Je répète : qui est l’officier aux commandes, s’il vous plaît ?

SOPHIA KLEFFMAN

Vendredi 25 juin 2021,

Howard Beach, New York State

Betty la grenouille, c’est Liam qui la retrouve dans la cuisine, un samedi après-midi, derrière un radiateur près de l’évier, totalement desséchée. Elle est légère comme une plume, translucide, une feuille de calque qu’on aurait froissée et écrasée pour ébaucher une rainette de papier, avec les cuisses et les palmes bien découpées. Liam dit à sa petite sœur Elle est bien crevée, ta Betty, bien crevée, ça l’amuse vraiment, il commence à danser avec les bras en l’air, Betty crevée Betty crevée, et Sophia se met à pleurer.

Trois semaines plus tôt, Betty s’est échappée du vivarium où elle devait s’ennuyer ferme, malgré les jolies mousses humides et les plantes vertes luisantes et les cailloux ronds et gris que Sophia avait choisis, et aussi la demi-coque de noix de coco qui fait piscine, et surtout les mouches noires bien vivantes qu’elle lui donnait à manger le soir en rentrant de l’école. Sophia avait placé le vivarium près de son lit, sur une table basse, et chaque soir, la petite fille se relevait, s’emmitouflait dans une couverture et racontait à voix basse sa journée à la grenouille immobile sous les herbes. Ce que voulait Sophia, c’était que Betty soit en sécurité, heureuse aussi, mais surtout en sécurité, à l’abri des prédateurs, c’est un mot qu’elle a appris et qu’elle aime bien, peut-être parce que sa sonorité est un peu inquiétante, justement. Mais la grenouille s’était évadée malgré tout. Elle avait dû sautiller un peu partout pour chercher de la chaleur et de l’humidité avant d’échouer là, un étage plus bas, contre le métal un peu tiède du convecteur. Elle avait eu faim et soif et sa peau s’était craquelée comme la terre du jardin quand il n’a pas plu durant des jours et, figée dans la mort, Betty est devenue un ectoplasme de grenouille.

Sophia a peur d’y toucher, et Liam aussi, même s’il fait le crâne et tourne autour de la petite dépouille en criant. La mère leur dit Mais taisez-vous, calmez-vous un peu, vous allez réveiller papa, mais le père descend déjà de l’étage, en T-shirt, et il gueule C’est quoi tout ce bordel, Avril, tu ne peux pas dire à tes gosses de se tenir tranquilles, juste le temps de ma perm, et puis tu ne devais pas aller faire des courses ? Le lieutenant Clark Kleffman voit Betty vraiment très morte, sa fille qui pleure toujours et il rigole, Eh bien, Sophia, ta grenouille, tu sais quoi ? On dirait un vieux ravioli chinois !

Clark la soulève par une patte entre deux doigts et la dépose, indifférent, dans une assiette creuse.

Ensemble, les Kleffman se résignent à enterrer Betty, et bien qu’ils ignorent tout de sa religion, Avril décide qu’elle est baptiste, comme eux ; après tout, elle n’a pas reçu le vrai baptême immersif du croyant, mais elle passe le plus clair de son temps dans l’eau. C’est plus simple. La newborn frog ira au paradis des grenouilles. Et finalement Clark la jettera dans les toilettes, c’est plus simple aussi.

Betty, c’était le cadeau pour les six ans de Sophia. Avec elle, Sophia a beaucoup appris sur les grenouilles. Par exemple qu’elles existent depuis trois cents millions d’années, qu’elles ont connu les dinosaures, qu’il en existe des milliers d’espèces et qu’un composant d’insecticide, l’atrazine, les menace parce que leur peau est perméable, elles qui pourtant « sont utiles parce qu’elles mangent des insectes ». Qu’elles sont des amphibiens, comme les salamandres et les crapauds. D’autant que d’ailleurs, Betty est un crapaud, anaxyrus debilis, Sophia a recopié avec application son nom sur un bristol, l’a collé sur le vivarium et même, en fait, c’est peut-être un crapaud mâle, le vendeur ne savait pas trop bien – Mademoiselle, a soupiré Andy, en tout cas Sophia lisait Andy sur son badge, je suis désolé, ce crapaud mesure à peine un pouce, je ne peux pas distinguer les organes reproducteurs, donnez-lui plutôt un nom qui colle pour les deux sexes, comme Morgan ou Madison ; mais Sophia l’appelle malgré tout Betty. Betty se cache dans son terrier ou sous les pierres quand Sophia s’approche du vivarium. Le bruit de l’aspirateur la terrifie aussi. Et celui des avions qui décollent de LaGuardia et survolent Howard Beach. On ne peut jamais la voir, tellement elle a peur de tout. C’est bien une gonzesse, a ricané Clark. Ne dis pas des choses comme ça à Liam ou à Sophia, a soupiré Avril.