Donc, Clark Kleffman ramasse Betty dans l’assiette à soupe, et Sophia crie :
— Betty a bougé, maman. Betty a bougé !
— Quoi ? Mais non, Sophia, c’est juste que ton père a penché l’assiette.
— Si, elle a bougé. Regarde, c’est à cause de l’eau qui restait dans le creux ! Ça l’a réveillée. Maman, maman, rajoute de l’eau, s’il te plaît !
Avril hausse les épaules, mais prend un verre, tire de l’eau au robinet et la verse sur Betty. Le batracien remue une patte, l’autre, finalement il ressuscite, il absorbe toute l’eau comme une éponge et le voilà qui s’agite au fond de l’assiette et même sa peau reprend peu à peu la couleur verdâtre qu’elle avait perdue.
— C’est dingue, dit Clark Kleffman, stupéfait.
— Elle a fait comme les axolotls pendant la sécheresse, maman, tu te souviens bien, les axolotls, on en a vu, elle a fait pareil, elle s’est mise en léthargie et elle a attendu la saison des pluies.
— C’est dingue, répète Clark. J’ai jamais vu un truc pareil, cette conne de grenouille était 100 % morte de chez morte, et la voilà qui gigote comme une pute en chaleur. C’est dingue.
— Clark, s’il te plaît, n’emploie pas des mots pareils devant les enfants, dit Avril.
— Je suis chez moi, putain, je parle comme je veux ! Pour vous tous, je suis quoi, juste une machine à payer les mensualités et à aller se faire tuer dans un pays de cons, c’est ça ? Ras le cul, Avril, ras le cul, tu entends ?
Avril baisse les yeux au sol, Sophia et Liam se figent. L’air coagule autour de la colère de Clark.
Clark serre les poings, se referme, c’est ça ou il casse tout. Bordel, en Afghanistan, dix fois il a failli crever, et c’est comme ça qu’on le remercie. Dix fois, facile, oui. Tout le monde s’est toujours foutu de leur gueule, à peine bons à clamser qu’ils sont, ils ne sont pas fils de politiciens, comme ces petits cons qui déjà pendant le Viêtnam se planquaient dans la Garde nationale. L’année dernière, d’accord, pour remplacer ces cercueils sur roues que sont les Humvee, le régiment a touché des Oshkosh, des véhicules massifs, des bad boys qui ont de la gueule, dont le blindage est censé arrêter des 13 mm. Mais non, que dalle, avec les perforantes, ce n’est rien d’autre que du carton repeint couleur sable.
Deux semaines avant la résurrection de Betty la grenouille, sur le trajet entre la base aérienne de Bagram et Kaboul, le Oshkosh s’est pris une rafale de Zastava, sûrement, au bruit, le semi-automatique de base en Syrie. Une balle a traversé la vitre de la portière arrière gauche, verre indestructible qu’ils disaient, et elle a fini dans la poitrine de Thompson, qui a mesuré soudain combien les balles sont faites pour les corps et s’est mis à hurler comme un damné. Thompson, c’était un mercenaire de la firme paramilitaire Academi, un pauvre type plus con que tordu qui avait perdu son job pourri dans une filiale de General Motors quand l’usine s’était barrée dans un pays où un autre pauvre type fabriquait les mêmes bougies pour trente cents de l’heure. Tout ce que Thompson visait, c’était son chalet dans le Montana, et pour ça, il assurait la protection rapprochée des ingénieurs d’Albemarle Corp. : quatre mois qu’ils prospectaient le lithium sans oser s’éloigner du Kabul Serena Hotel, quatre mois qu’ils tentaient de signer des contrats d’exploitation plus vite que les Chinois de Ganfeng Lithium. Mais dommage pour Thompson, le véhicule de soutien d’Academi était reparti sans lui pour Kaboul. Il avait dû allonger deux cents dollars pour qu’on l’accepte dans le Oshkosh, juste pour deux heures de nids-de-poule, de gravats et de tôle ondulée dans une banlieue misérable ravagée par dix ans de guerre.
Pendant que le sergent Jack s’occupait de Thompson qui roulait des yeux blancs et crachait son sang par hoquets, Clark s’est glissé dans la tourelle rotative et mis à mitrailler l’endroit d’où il lui semblait que les tirs étaient partis, en gueulant toutes les insultes qu’il connaissait. Les projectiles traçaient par centaines vers deux baraques de boue séchée sur une colline pelée, deux pauvres baraques qui partaient en poussière sous les impacts.
Le Oshkosh a fait demi-tour à toute allure vers Bagram, où le bloc opératoire les attendait. L’infirmerie était déjà encombrée : la veille, un des auxiliaires afghans, un type du nettoiement, s’était fait exploser avec une ceinture près du réfectoire, en hurlant Allahou akbar, deux morts, dix blessés, parce qu’on racontait que des soldats bourrés ont pissé leur dizaine de Bud sur des corans.
Peut-être que c’était vrai, cette histoire : à Guantánamo, on avait bien balancé des tranches de jambon dans les cages. Les ordures sauront toujours trouver refuge dans le patriotisme. De toute façon, on n’avait pas eu à trouver un lit pour Thompson, à l’arrivée, il était mort, et l’habitacle était poisseux de sang. Et là, c’était certain, on aurait toujours pu verser de l’eau sur Thompson, lui ça ne l’aurait pas ramené à la vie. Alors désolé, Clark n’en a rien mais vraiment rien à foutre de prononcer des mots comme « gonzesse » ou « pute en chaleur » devant les gosses, il va bien falloir un jour qu’ils apprennent dans quel monde de merde ils vivent.
— Avec vos conneries, je suis crevé, dit Clark, va faire ces putains de courses, Avril, et emmène le petit. Liam, tu ne joues pas à ton foutu jeu vidéo et tu vas aider ta mère à porter les paquets. Viens Sophia, on va remettre ta grenouille dans son vivarium.
Sophia regarde sa mère, qui prend les clés de voiture en silence, puis par la main Liam qui ronchonne, et elle suit son père qui monte à l’étage avec une Betty totalement revigorée dans l’assiette.
Dans le vivarium, il y a aussi une petite tour Eiffel, collée sur un caillou, parce que quatre mois plus tôt, pour leur anniversaire de mariage, les Kleffman sont allés à Paris, France. Ils ont réservé un deux-pièces à Belleville, et les enfants ont dormi sur le convertible du salon. Ils ont visité Notre-Dame, l’Arc de triomphe, parcouru Montmartre et les Champs-Élysées. Et malgré tout ça, Sophia a insisté pour aller voir des « batraciens ». Avril a cédé, elle l’a emmenée au Jardin des Plantes, et c’est là que sa fille a vu pour la première fois un axolotl, cet animal extraordinaire capable de reconstituer un œil, ou même une partie de son cerveau.
Puis Sophia, Liam et leur mère sont repartis directement pour New York, par un vol régulier si agité que dans la dernière demi-heure, les enfants n’ont cessé de hurler. Clark n’est pas rentré avec eux ; il a reçu une nouvelle mission qui l’envoyait de Paris à Varsovie, puis aussitôt de Varsovie à Bagdad, cette fois pour accompagner dans le C17 deux chars Abrams et une bombe à effet de souffle massif, la « mère de toutes les bombes », dix tonnes, dix mètres, un monstre. Clark est resté neuf semaines, et il a fini par rentrer à Howard Beach, avec toujours sur lui l’odeur chaude et métallique du sang de Thompson.
L’intelligence de Sophia est la fierté d’Avril, et pourtant elle s’en veut d’être jalouse de sa propre fille, de sa vivacité, de sa curiosité. À l’âge de Sophia, Avril restait collée à sa mère, à colorier des animaux, des poulains surtout. Quand avec ses sœurs elle avait dû déménager sa mère qui perdait la tête, elle en avait retrouvé des centaines. C’était fou : des poulains pourpres et des poulains indigo, des poulains verts et des orange, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel y passaient, mais c’étaient encore et toujours des poulains. Elle ne s’en souvenait pas. D’ailleurs, elle ne se souvenait de rien de cette époque. Elle était partie très jeune de chez ses parents, pour épouser ce grand garçon blond et frêle, si délicat, si attentionné, qui lui avait écrit un joli poème, sur une feuille arrachée qu’il lui avait tendue en silence, embarrassé de sa propre audace :