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Swing the bells Play hide and seak, I kissed April on her cheek
Sonnez les cloches Jouez à cache-cache J’ai embrassé Avril sur la joue.

Oui, à l’époque, Clark était prévenant. Comme il n’avait pas de diplôme, il avait tenté d’être agent immobilier, puis moniteur d’auto-école, mais il perdait vite ses nerfs, avec une cliente hésitante, un conducteur débutant, et il n’avait su conserver aucun boulot. L’armée lui avait fourni un cadre, lui avait rendu sa fierté. À vingt-deux ans, à ce gamin qui en paraissait dix-huit, on avait rasé le crâne, donné un béret noir et surtout une prime de quinze mille dollars. Avec l’argent et la garantie d’une solde régulière, Avril avait pu négocier un emprunt et acheter en pleine débâcle de l’immobilier une maison bradée à Howard Beach, dont les propriétaires ruinés venaient d’être expulsés ; de rage en partant ils avaient cassé à la masse tout ce qu’ils pouvaient, les lavabos, l’évier, la cuisine, et même la cloison de leur chambre à coucher. Dans quelques années, quand en Antarctique le glacier Thwaites, ce gros glaçon épais de deux kilomètres et grand comme la Floride, se serait détaché et mis à fondre, la maison aurait les pieds dans l’eau. Mais Clark et elle ne pouvaient pas vraiment s’en douter, et ils avaient tout remis en état, Avril malgré son gros ventre avait refait seule la peinture.

April tender, April shady, O my sweet and cruel lady April blooming with pastel colours,
Avril tendre, avril d’ombre, Ô ma douce et cruelle dame Avril fleurissant aux couleurs pastel

Avec les mois qui passaient, Clark était devenu sûr de lui, autoritaire même. Elle ne reconnaissait plus le gentil garçon qui lui écrivait des poèmes. L’entraînement l’avait transformé, musclé, endurci. Et lorsqu’ils faisaient l’amour, ce jeune homme si craintif avec son jeune corps de femme, si timide, était devenu brutal, égoïste. C’est à ce moment-là qu’elle avait commencé à avoir peur de lui. Mais quand Clark avait fini sa formation, réussi l’examen final, Liam était né et Sophia était en route.

April caught in the icy storm, April soft, so sleepy warm,
Avril saisi dans l’orage glacé, Avril douce, si chaude de sommeil,

Et des années plus tard encore, Avril tendre, avril d’ombre, avait ouvert par hasard un bouquin qui traînait chez sa sœur et elle était restée bouche ouverte comme une carpe échouée sur la berge. Son poème, son beau poème écrit rien que pour elle était « Fall for April », d’un poète anglais oublié, et ce bout de papier que Clark lui avait donné à leur premier rendez-vous, qu’elle conservait encore, comme une idiote, plié en quatre dans son porte-monnaie, il l’avait étudié en classe et recopié, laborieusement. Elle était rentrée chez elle avec les gosses, et cette nuit-là, elle l’avait passée à pleurer de rage et de chagrin, devant l’ultime avilissement de cette image du passé, ce souvenir désormais piétiné d’un Clark tenant à la main, avec une gaucherie d’adolescent, une page arrachée à un cahier.

April, I fall for you.
Avril, je suis amoureux de toi.
* * *

Clark soulève le grillage du vivarium, penche l’assiette, la grenouille tombe, rebondit sur la mousse et plonge aussitôt dans la coque de noix de coco qui lui sert de mare.

— Il faut donner à manger à Betty, papa. Elle doit avoir faim.

— Laisse-la se reposer, ma chérie, et toi aussi, tu vas prendre un bain, jouer dans la baignoire comme Betty.

Sophia ne répond rien. Elle entend se refermer la porte d’en bas, diminuer le son des pas de sa mère et de Liam, les portes claquer, la voiture démarrer. Clark ouvre les robinets, vérifie la température de l’eau, verse quelques cristaux de sels parfumés, retire ses chaussures. Sophia traîne. Il fronce les sourcils.

— Dépêche-toi, Sofi, zou, dans l’eau, on n’a pas tout notre temps comme à Paris…

On sonne à la porte et le père s’interrompt. On sonne encore, Sophia entend un bruit de serrure, Clark lève les yeux au ciel.

Une voix de femme :

— Monsieur Kleffman ? Madame Kleffman ? Agent Chapman, FBI.

— Bon, Sofi, je descends. Tu rentres dans le bain, restes dans la mousse, et tu arrêtes le bain quand c’est à moitié plein, d’accord ?

Clark quitte la pièce, et Sophia entend, au rez-de-chaussée, son père qui élève la voix, un homme qui lui répond avec fermeté, puis un autre. La dispute se poursuit, on frappe à la porte de la salle de bains.

— Je peux entrer, Sophia ? fait la voix féminine.

— Oui madame, répond la fillette.

Une dame entre, elle sourit, elle est noire, ses cheveux sont lissés, coiffés court comme maman, pense Sophia, et elle a l’air moins fatiguée. L’officier du FBI s’agenouille, lui caresse la joue, doucement, professionnelle : les neurosciences ont démontré que le toucher est un vecteur essentiel pour sécuriser et rassurer les enfants.

Puis l’agent lui tend une serviette :

— Bonjour, Sophia, je m’appelle Heather. Officier Heather Chapman. Sèche-toi vite, habille-toi, et je t’attends dehors, d’accord ? Tu sais où est partie ta maman ?

— Elle est allée faire des courses avec Liam.

La femme sort de la salle de bains, décroche un portable :

— Sophia Kleffman est avec moi. Trouvez où Avril Kleffman est en ce moment, sans doute dans le Macy’s le plus proche, une Chevrolet Trax noire, vous avez l’immatriculation. Elle est avec son garçon, Liam.

La petite fille est habillée, la femme l’attend sur le palier, lui tend la main. En bas, les cris se sont tus, son père n’est plus là.

— Viens, Sophia, on va retrouver ta maman, ton frère Liam, et on va aller se promener en voiture tous ensemble.

— On revient à la maison, après ? Parce qu’il faut donner à manger à Betty.

— Betty ?

— C’est ma grenouille, madame. On croyait qu’elle était morte, elle était seulement desséchée. Comme les axolotls.

La femme avait déjà sorti son portable, elle le range.

— Ne t’inquiète pas pour ta grenouille. On va s’en occuper aussi. Tout va bien aller. Appelle-moi Heather. Tu veux bien, Sophia ?

— Oui madame.

JOANNA

Vendredi 25 juin 2021,

Philadelphie

— Joanna, dit Sean Prior, votre cerveau est une cathédrale gothique.

Joanna Wasserman soutient le regard de Sean Prior et dissimule sa consternation. Vraiment ? Cathédrale ? Gothique ? Gothique flamboyant, au moins, songe l’avocate. Pourquoi pas le Taj Mahal, les pyramides, ou le Caesars Palace à Las Vegas ? Un instant désarçonnée, elle trouve malgré tout une réponse.