— C’est plutôt mieux qu’un cerveau d’homme.
— Pardon ?
— Simone de Beauvoir. Son père lui disait sans cesse qu’elle avait « un cerveau d’homme ».
Le CEO de Valdeo glousse d’un air entendu, comme s’il était le meilleur pote de Simone, de son père et de leur chien. Joanna rit intérieurement. Au mieux, Prior possède une idée vague de qui est cette fichue Simone, mais le patron d’un géant de la pharmacie qui pèse trente milliards de dollars n’a pas le droit de présenter la moindre faille. Une cathédrale gothique… Quelle pitié.
Joanna s’est déplacée au siège de Valdeo à Philadelphie avec un jeune avocat associé qui suit les dossiers et d’ailleurs les porte. Sept ans que l’entreprise pharmaceutique est le client de la firme Denton & Lovell, pour la plupart des affaires fiscales et des OPA, trois mois qu’elle y travaille, et deux mois que Prior est son interlocuteur direct. Dès leur première rencontre, Prior lui a demandé, avec ce phrasé lent du Texas qu’il cultive et ce sourire de grand carnassier qui ne connaît pas de prédateur :
— Dites-moi, maître, savez-vous pourquoi je vous ai choisie, parmi toutes ces têtes de nœud de Denton & Lovell ?
— Laissez-moi deviner, monsieur Prior. Parce que je suis sortie en tête de ma promotion à Stanford, peut-être, parce que je suis une jeune femme, sans doute, parce que je suis noire, sûrement. Et aussi parce que je gagne tous mes procès contre les vieux Blancs avec qui vous avez fait Harvard.
Prior a éclaté de rire.
— Oui, maître, et parce que vous êtes bien la seule à oser une telle réponse.
— Moi, monsieur Prior, je vous ai accepté comme client uniquement parce que vous êtes capable de me supporter.
Prior avait ajouté, car jamais il n’aurait toléré de ne pas avoir le dernier mot :
— N’oubliez tout de même pas aussi que je sors de Carnegie Mellon.
Match nul. Depuis cette joute, Joanna Wasserman et Sean Prior feignent d’être les meilleurs amis de la Terre. De se parler d’égal à égal. Prior y met un point d’honneur, c’est son moment de mixité sociale et raciale toute relative, où l’héritier multimillionnaire s’enorgueillit, jouit même, de savoir discuter sans montrer le moindre dédain avec une petite négresse surdouée de Houston, une boursière méritante de l’affirmative action, fille d’un électricien et d’une couturière – il a fait prendre tous les renseignements.
Dans leurs échanges, malgré ce qui les sépare – trente-trois ans, deux milliards de dollars en stock-options et un dentier étincelant –, tous deux abusent des prénoms, et cela colore leur conversation d’une touche raffinée d’hypocrisie vénéneuse. Seraient-ils latins qu’ils se tutoieraient. En bourgeois qui se déclare l’ami de son jardinier, Prior s’est persuadé de cette fiction d’amitié, mais Joanna n’est dupe de rien. Elle discerne dans le rictus de Prior cet indicible du Sud qu’il porte sur lui, ces signes et ces nuances symboliques qui imprègnent toutes les relations raciales, elle reconnaît cette posture spontanée qui autorise une riche dame blanche aux cheveux bien mis à offrir à son chauffeur noir le plus radieux des sourires, un sourire d’affection écrasant où se déchiffre son impérieuse certitude de l’infériorité naturelle de ce petit-fils d’esclave, ce sourire empoisonné qui n’a pas bougé d’un pouce depuis Autant en emporte le vent et que toute son enfance Joanna a vu se dessiner sur les visages poudrés des clientes blanches de sa mère couturière.
Un jour – le vingtième siècle s’achevait –, à la sortie du collège, alors que la petite Joanna attendait le bus scolaire, une limousine noire s’était arrêtée devant elle, la vitre teintée arrière s’était baissée et une amie de classe lui avait proposé de monter, avec un sourire qui disait sa joie simple d’être quelques minutes encore avec Joanna.
— Absolument, Joanna, avait renchéri sa mère, monte, on fera un petit détour pour te déposer, ça ne fait rien.
« Ça ne fait rien. » Joanna avait compris : la mère contrariée avait cédé à l’insistance de sa fille. Et l’enfant était montée dans la grande berline allemande, à l’arrière, avec son amie. La dame au volant voulait montrer qu’elle était polie, faire la conversation :
— Alors Joanna, que veux-tu faire plus tard ? Pas couturière comme ta mère, tout de même ?
Joanna n’avait pas répondu. Lorsqu’elle était rentrée chez elle, elle s’était jetée dans les bras de sa mère, les yeux mouillés, l’avait serrée dans ses bras, puis sorti ses cahiers. L’arrogance d’une phrase venait de fabriquer la plus reconnaissante des filles et la plus travailleuse des écolières.
Vingt ans plus tard, Joanna sait d’où elle vient, où elle va. Elle sait surtout que dans ce procès de l’heptachloran, où beaucoup de manutentionnaires sont des femmes, presque toutes de couleur, une avocate noire aussi pugnace va déplacer les lignes et endiguer l’agressivité des contradicteurs. Prior y compte bien en tout cas. Joanna a même deviné qu’il voulait tant qu’elle soit son avocate que cela lui a valu d’être recrutée par D & L en dépit de prétentions salariales qu’elle avait espérées dissuasives ; on lui a sur-le-champ attribué un client et un seul : Valdeo. Mieux, le cabinet, fait rarissime, l’a fait directement accéder au rang de partner.
Les larges fenêtres du bureau de Prior, au dernier étage d’un haut building des années 1930, donnent sur la Delaware River. En présence d’un visiteur, Prior ne peut s’empêcher d’arpenter la pièce dans une posture satisfaite de propriétaire, de feindre de s’absorber dans la vue du fleuve, bras croisés et menton relevé à la Mussolini. Chaque fois, l’avocate lui octroie ces longues secondes de pose censément méditative, d’autant qu’ils sont deux du cabinet dans ce bureau, et que cela met la minute à cent dollars. Elle lui en avait un jour fait la remarque. Prior avait extirpé de sa mémoire une phrase joliment cynique : si l’argent n’était pas autant surestimé, on lui accorderait moins de valeur… La formule n’est pas de lui, mais Prior aime citer. Dans un monde de gestionnaires où toute culture littéraire est incongrue, il en a fait un puissant instrument de domination symbolique. Et quand s’est dessinée la menace d’un procès au pénal à propos de l’heptachloran, cet insecticide lancé sans valider tous les tests, quand le conseil d’administration a montré des signes d’anxiété, Prior a pulvérisé le principe de précaution avec maestria : « Mes chers collègues, je songe toujours à ce si beau poème de Ralph Waldo Emerson qui se termine ainsi : “N’allez pas là où le chemin vous mène. Allez là où il n’y a pas encore de chemin et laissez une nouvelle trace.” Alors oui, dans la lutte sans fin pour nourrir l’humanité, nous aurons laissé une trace. »
L’heptachloran… Si Joanna est dans ce bureau, c’est à cause de cette molécule active qui interdit à certains insectes de dépasser le stade larvaire. C’est dans les années 2000 que Valdeo l’a synthétisée, le brevet est depuis tombé dans le domaine public et d’autres firmes le produisent. Mais elle se révèle de toute évidence fortement cancérigène, même à faibles doses, et c’est aussi un perturbateur endocrinien. Maintenant que le cabinet Austin Baker a lancé une class action, Valdeo risque de devoir débourser des centaines de millions.
— Parlons de notre affaire, si vous le voulez bien, Sean. Avec soixante-cinq malades à ce jour qui accusent Valdeo d’imprécaution, ça peut nous coûter très cher.
Joanna aime beaucoup le mot d’imprécaution, ce néologisme qui suppose l’absence d’intentionnalité. Elle ne déteste pas non plus ce « nous » qui signifie combien sa firme fait intimement corps avec les intérêts de son client. Elle poursuit :