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— Dites-moi, Sean : Austin Baker risque-t-il de présenter une preuve que Valdeo connaissait le danger de cette molécule et l’a caché à ceux qui la manipulaient ?

— Je ne vois pas comment.

— Si on vous pose une question semblable au procès, répondez tout sauf : « Je ne vois pas comment. » Telle que je l’ai exprimée, la formulation est perverse et j’y ferais objection. Commencez par répéter que cette molécule est inoffensive.

— Bien sûr qu’elle l’est. Nos tests thérapeutiques de l’époque contredisent les études indépendantes qu’aligne Austin Baker.

— Parfait. Redites-le tout de même. Ce sera experts contre experts, Sean. Notre problème, c’est votre ancien ingénieur, Francis Goldhagen. Selon lui, Valdeo aurait choisi de ne pas retenir ses analyses qui prouvaient la nocivité de l’heptachloran.

— Nous avions des réserves sur son protocole, et nous avons écarté ses conclusions. Par ailleurs, nous avons enquêté, et sa vie privée prouve qu’il peut mentir, au moins à sa femme.

L’avocate soupire. Gagner ce procès avec de tels procédés pourrait à moyen terme endommager l’image du cabinet. Mais le perdre à court terme n’est pas davantage une option.

— Je ne souhaite pas le discréditer ainsi. Valdeo n’en sortirait pas grandi, et la justice non plus.

— Vous savez, Joanna, la justice, c’est comme l’amour maternel, tout le monde serait plutôt pour… Puisqu’on parle famille, Joanna, comment va votre sœur ?

Il sait, comprend aussitôt l’avocate. Évidemment. Prior, qui a fait enquêter sur ses failles, Prior sait qu’en février dernier on a diagnostiqué chez sa petite sœur une cholangite sclérosante primitive. Il sait aussi qu’une jeune étudiante comme Ellen a forcément pris une assurance santé classique, avant de constater, effarée, que celle-ci ne couvrait pas cette maladie orpheline qu’est la CSP. Prior croit que c’est seulement pour Ellen que Joanna a accepté ce poste bien rémunéré chez Denton & Lovell. Sans cette greffe de foie facturée deux cent mille dollars, Ellen serait déjà morte, et désormais, il faudra en sortir au moins cent mille chaque année, cent mille dollars juste pour qu’elle survive quoi, dix ans, quinze peut-être, en espérant que son frêle corps résiste à la cholangite, qu’il tienne jusqu’à ce qu’on découvre un traitement, peut-être. Prior se trompe. Le salaire a compté, bien sûr, mais Joanna avait désiré cette position culminante, ce monticule d’argent du sommet duquel elle pouvait contempler l’étendue de sa revanche.

Le CEO poursuit, d’une voix grave où il glisse toute la componction dont il est capable :

— Ce qu’elle vit est terrible. Croyez bien que je suis de tout cœur avec vous.

— Je suis… très touchée.

— Si votre sœur a besoin de quoi que ce soit, Joanna, nous sommes les mieux placés pour vous aider. Clinique, médicaments, protocoles nouveaux.

— Merci, Sean. Pour l’instant, il faut déjà que la greffe de foie prenne. Mais je retiens votre proposition. S’il vous plaît, revenons à la class action contre l’heptacloran. Je vais demander à mon confrère maître Spencer de vous résumer notre projet de défense.

À peine le jeune avocat a-t-il achevé son exposé que Sean signale, d’un simple mouvement du menton, qu’il accepte la stratégie de défense de Denton & Lovell. Il leur serre la main, leur signifie que, pour lui, la réunion est finie. Alors que Joanna va elle aussi quitter son bureau, il la retient.

— Joanna, je voulais vous proposer une opportunité. Celle de vous joindre à notre réunion du Dolder Club demain soir samedi. Vous connaissez le Dolder, n’est-ce pas ?

Joanna hoche la tête. Elle connaît. Un club très fermé, plus confidentiel encore que son modèle le Bilderberg. Mais alors que le Bilderberg rassemble à huis clos chaque année une centaine de personnalités du monde des affaires et de la politique, le Dolder ne concerne que vingt patrons, le gotha de « big pharma » : depuis cinquante ans, nul ne sait quand ces réunions se tiennent, ni ce qui s’y raconte. Il est possible qu’y soit négocié le prix des médicaments, que s’y nouent de petits arrangements entre amis, que des orientations à long terme soient décidées. Les complotistes s’en donnent à cœur joie. Prior sourit.

— Je vous présenterai comme ma conseillère personnelle, ce que selon moi vous êtes. La réunion annuelle se tient cette fois aux États-Unis et c’est donc à moi, un Américain, qu’échoit l’honneur de faire le discours d’introduction. Le thème vous intéressera, c’est « La fin de la mort ». Julius Braun, oui, le Nobel 2020, présentera ses travaux sur la phylogénétique de l’embryon, et il y aura ensuite deux autres intervenants, ce qu’ils diront vous stupéfiera. Pardonnez-moi de vous avertir si tard, vous connaissez la paranoïa de notre secteur. Ce sera à Manhattan, dans le salon Van Gogh, au Surrey, dans l’Upper East Side. Pouvez-vous y être vers vingt heures ?

Joanna cherche comment lui répondre que Oui, c’est un honneur, Sean, mais vous m’en parlez hélas un peu tard et je crains de ne pas… Mais instinctivement, elle pose sa main sur son ventre en un geste protecteur, primitif. Car il est une chose que Prior ignore : Joanna est enceinte.

C’était il y a sept semaines exactement : entre les sashimis avalés sur le pouce et la réunion des partners, elle a fait le test dans les toilettes de Denton & Lovell. Et lorsque les deux petites rayures grenat se sont affichées sur la barrette, Joanna a senti sa poitrine exploser d’allégresse.

L’homme que Joanna aime est un illustrateur de presse. Fin octobre l’année dernière, un leader néonazi avait porté plainte pour un de ses dessins qu’il jugeait injurieux, elle représentait son journal au tribunal et avait gagné par K-O. « Keller vs Wasserman » fait désormais jurisprudence : le fait d’écrire, dans un dessin ou ailleurs, qu’un suprémaciste blanc manque de matière grise n’est pas une injure, mais une opinion, voire un diagnostic. C’était facile. Le soir même, Aby Wasserman l’avait invitée à dîner chez Tomba’s, un restaurant trop cher pour lui, et, à la fin du repas, devant l’évidence du cœur, il lui avait demandé en bafouillant beaucoup ce qu’elle envisageait pour les siècles à venir. Il s’était retenu de lui dire qu’il avait été créé pour l’aimer et la suivre, alors qu’il le pensait tellement. Joanna ne doutait pas non plus. Il lui avait offert un stylo-plume, Tiens, Joanna, c’est un Waterman, ce n’est pas très loin de mon nom allemand, euh… mon nom que je voudrais que tu portes, mais tu sais, je veux bien aussi prendre le tien. Joanna avait pris le stylo, l’avait ouvert et sur la nappe en coton blanc, elle avait simplement écrit Joanna Woods-Wasserman, en évitant d’être par trop lacrymale. Le patron les avait autorisés à repartir avec la nappe.

Ils avaient tout de suite voulu un enfant et fait le nécessaire pour y parvenir, très souvent, très longtemps et en de nombreux lieux. Le médecin était formel : c’est après le retour d’Europe de Joanna début mars, dans ce vol abominable où elle avait décidé que si elle survivait, elle l’épouserait, et avant leur mariage début avril que leurs gamètes avaient fait connaissance et illico décidé de fusionner. On ne remerciera jamais assez le suprémacisme blanc. Et d’ailleurs, avait suggéré le juif Aby, diminutif d’Abraham, si c’est un garçon, on l’appellera Adolf. En deuxième prénom, avait tempéré Joanna en riant. Et aussitôt, elle s’en était voulu d’être aussi joyeuse, quand sa sœur s’apprêtait à vivre une lente agonie. Mais un bonheur de quelques grammes grandissait en elle et il envahissait tout.