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Prior insiste.

— Joanna ? Le Dolder ?

Demain soir ? Compliqué : elle comptait fêter son troisième mois de grossesse avec ses parents… D’un autre côté, rencontrer le diable pour danser avec lui n’est pas sans intérêt.

L’avocate n’a pas le temps de prendre une décision, car un lourd téléphone noir, une antiquité en bakélite, retentit sur le bureau de Prior. Il décroche aussitôt et lâche, irrité :

— J’avais demandé qu’on ne me dérange pas… D’accord… Je l’avertis.

Prior se tourne vers Joanna, avec un sourire intrigué.

— Cela va sans doute vous étonner, Joanna, mais vous êtes attendue derrière cette porte. Par deux officiers du FBI. Je compte tout de même sur vous pour demain, s’ils consentent à vous libérer, évidemment.

L’AFFAIRE MIESEL

Le 22 avril, jour où Victor Miesel tombe du balcon, est un jeudi.

Le déjeuner de Clémence Balmer au Rostand a été retardé, et elle s’apprête à sortir se promener au Luxembourg tout proche quand le mail de Miesel déclenche une petite sonnerie sur son ordinateur. Clémence aime bien Victor : c’est un auteur talentueux, qui peut donner l’impression d’improviser, mais qui est au vrai dans la réflexion. Ses livres sont toujours construits, à la fois fluides et très écrits, jamais tout à fait les mêmes, Miesel donne à Balmer une raison joyeuse de faire son métier. La gloire tarde, d’accord, mais peut-être un jour le public… Nul n’est à l’abri du succès. De toute façon, Miesel s’en moque. Des échecs qui ont raté, son dernier roman, s’était retrouvé dans les premières listes du Médicis, du Goncourt et du Renaudot, pour disparaître quinze jours plus tard des deuxièmes sélections : elle l’avait appelé, autant irritée que désolée, pour le consoler, mais au bout de quelques secondes, c’était lui qui la réconfortait, et lui demandait si elle était libre le lendemain, il avait deux invitations au théâtre de l’Odéon. Non, tout glisse sur lui comme l’eau sur les plumes d’un canard.

Clémence transfère le document joint dans sa liseuse, par réflexe d’éditeur. Mais aussitôt, un peu curieuse du titre, L’Anomalie, plus dur, plus tranchant qu’aucun de ses titres précédents, ne voyant aucun message qui présente ce texte, elle l’ouvre : elle est stupéfaite.

Clémence Balmer lit vite, c’est son métier, et en une heure elle a fini. L’Anomalie ne ressemble à rien de ce que Victor a produit auparavant. Ce n’est pas un roman, pas une confession, pas non plus une succession sans lien de phrases lumineuses ou de formules scintillantes. C’est un livre étrange, au rythme lancinant, qu’on ne peut lâcher, et elle y reconnaît en filigrane tout ce qui a influencé Miesel, de Jankélévitch à Camus, Gontcharov et tant d’autres. Un texte noir, sans distance, où même le persiflage est douloureux : « Dieu, que la connerie suinte de l’esprit religieux. Toute certitude poignarde l’intelligence. Pour faire de la mort une mésaventure parmi d’autres, le croyant a perdu la raison. Si le doute a fait de moi un autodidacte de la vie, j’aurai d’autant plus joui de chaque instant. Jamais je ne suis submergé d’émotion mystique, même face aux scintillements glorieux d’un nuage. Sur le point de mourir noyé, je tente de nager, je ne vais tout de même pas prier Archimède. Et en ce jour où je coule, mes yeux s’ouvrent sur des abysses où n’a cours aucun théorème. »

Soudain inquiète, Clémence Balmer décide d’appeler Miesel aussitôt. Le portable, puis le fixe. C’est la police qui décroche. Apprenant le geste de Miesel, Balmer est terrassée, anéantie. Elle répond aux questions de l’officier, et une vraie tristesse l’envahit, une colère sombre aussi. La dernière fois qu’elle a vu Victor, quand était-ce donc ? Début mars, pour fêter ce prix de traduction, ils ont dîné chez Lipp, lui son éternelle andouillette, elle sa salade parisienne, ils ont bu du pic-saint-loup, et elle n’a rien vu venir, rien, pas décrypté dans une phrase de son ami le moindre indice. Elle relit L’Anomalie, à l’aune du désastre qu’il annonçait. Elle s’aperçoit qu’il est signé de Victør Miesel, avec un ø qui n’est que le symbole de l’ensemble vide. Une coquetterie tragique.

Balmer contacte qui elle peut. Miesel n’avait plus ses parents, il n’a ni frère, ni sœur. Il y a bien Ilena Leskov, cette jeune enseignante de russe aux Langues O’ qui l’a quitté après un an de relations orageuses, et par ailleurs arrière-petite-nièce du Nikolaï Leskov qu’a traduit Victor. Cette dernière répète « Boje Moï ! », « Quelle horreur ! », « Comment est-ce possible ? » avec une notable conviction, et s’empresse de prendre congé. Clémence songe à cette phrase qu’elle vient de lire sous la plume de Miesel : « Personne ne vit assez longtemps pour savoir à quel point personne ne s’intéresse à personne. »

L’éditrice prend tout en main, les appels aux amis, l’enterrement, civil évidemment, et commande l’annonce dans le carnet du Monde.

Les éditions de l’Oranger,

Clémence Balmer, et toute l’équipe,

ont la tristesse de vous faire part

de la disparition de Victor Miesel,

écrivain, poète, traducteur

et leur ami

Elle rédige un long communiqué pour l’agence France-Presse, qui rappelle les traductions les plus prestigieuses, et les livres ayant reçu un écho critique favorable. Elle ajoute qu’un manuscrit exceptionnel va paraître sous peu, que Miesel y a mis la dernière main avant de commettre son geste. Elle glisse trois extraits de L’Anomalie, et elle qui ne boit pas se verse un fond de verre de whisky, qu’elle sirote lentement, un single malt écossais qu’aimait Victor.

Le lendemain matin, au « comité restreint », formule moqueuse car toute la maison est là, et même les deux stagiaires, elle lit le début du texte, avec conviction. Les deux directeurs de collection approuvent, le directeur commercial insiste pour sortir le livre très vite, sans oser formuler l’évidence nécrophile : la critique, le public vont adorer cette histoire de livre remis juste avant le grand saut. Il a un exemple en tête, voici treize ans, comment s’appelle cet auteur déjà ? Pourrait-on au moins modifier le titre, afin qu’il évoque cette fin tragique ? suggère le responsable libraire. Non, on ne peut pas, répond sèchement Clémence Balmer. Un bandeau alors, ou une jaquette ? Non plus. Et au moins, écrire Victor au lieu de Victør ; pour le référencement Électre, ce serait autrement plus pratique comme graphie, non ? Non.

Le livre est corrigé dans le week-end, mis en pages le lundi, les photocopies des premières épreuves partent à la presse aussitôt, à la fin de la semaine le bon à tirer est donné à l’imprimeur, et ce dernier lance les presses le jour même où l’on incinère Miesel au crématorium du Père-Lachaise. Ses cendres ne sont pas encore dispersées que le livre part chez le distributeur. C’est un record, l’édition a rarement été plus réactive depuis la biographie de Lady Di. Le premier mercredi de mai, L’Anomalie est en piles dans toutes les librairies. Balmer a décidé d’un tirage à dix mille exemplaires, pour lui donner toutes ses chances, avec un bandeau bleu simple : MIESEL.

C’est un succès immédiat. Le service culture de Libération lui offre la double page qu’il avait promise, Le Monde des livres, qui a passé tous les siens sous silence, se rachète par une longue nécro louangeuse où l’on peut lire qu’il « faut féliciter les Éditions de l’Oranger d’avoir su publier Miesel », La Grande Librairie exhume ce qui peut exister de vidéos de Victor pour en dresser un portrait, France Culture lui consacre trois émissions : l’affaire Miesel démarre. Clémence réimprime dans l’urgence Des échecs qui ont raté, et même ce roman d’il y a cinq ans, Les montagnes viendront nous trouver, dont les ultimes exemplaires en stock étaient menacés de pilon.