Un silence s’installe, solide comme de la brique. Si l’Afrique tout entière est un enfer pour les homosexuels, le Nigeria est son neuvième cercle. Il y a la loi, qui les menace de quatorze années de prison, il y a la police, qui les pourchasse et leur extorque de l’argent, il y a toute une population qui les rejette, avec répugnance et détestation, abreuvée de haine et de rumeurs par les évêques et prêtres évangélistes au sud, et au nord par les musulmans qui appliquent la charia. Pas un jour sans que des jeunes soient assassinés, lynchés, pas un jour sans qu’un chanteur, un acteur, un sportif, la terreur dans la voix, ne doive se défendre d’être gay. Alors oui, voici trois mois, le très raffiné Doctor Fake, sans aller jusqu’à oser afficher son goût pour les hommes, a brisé le tabou avec son hit aux paroles bien anodines et pourtant ambiguës, Be Yourself.
— C’est beaucoup de questions, répond Slimboy. Oui, je vais chanter une chanson avec Doctor Fake, elle s’appelle True Men Tell the Truth. Mais cela ne veut rien dire, une chanson « en faveur de l’homosexualité ». Lorsque je chante My Nollywood Girl, c’est une chanson qui parle de l’amour, pas une chanson « en faveur de l’hétérosexualité ». Tu saisis la nuance ? Et d’ailleurs, j’ai un scoop : je viens d’apprendre il y a quelques minutes que j’enregistrais très bientôt à Londres avec Elton John. Son jet vient me chercher après-demain.
Le journaliste insiste :
— Mais est-ce que tu es gay, Slimboy ?
— Tu veux un rendez-vous ?
Les journalistes rient, Slimboy enfonce le clou :
— Pourquoi ne poses-tu pas plutôt cette question à Suomi ?
La jeune femme sourit obligeamment et aussitôt elle embrasse Slimboy sur la bouche avec une voracité aussi jouée qu’enjouée. Sous les applaudissements des journalistes, le baiser ne s’éternise pas. Slimboy y met fin avec galanterie et ajoute :
— Mais quand je lis que les gens d’un village ont tué à coups de pierres deux gamins de seize ans après qu’un prédicateur les a dénoncés dans un prêche, simplement parce qu’ils se sont embrassés, j’affirme qu’il y a quelque chose à changer dans notre pays. Suomi et moi sommes tout à fait d’accord sur ce point. On ne peut forcer personne à être ce qu’il n’est pas. Il faut de la tolérance, il faut de l’amour. Comment peut-on croire qu’on sera plus heureux en faisant du mal à d’autres ?
Il y a un brouhaha général, d’autres questions. Slimboy se tourne vers son manager inquiet, qui écourte la conférence de presse. Pourtant, si le chanteur s’écoutait, il raconterait le destin de Tom, son premier amant quand il avait quinze ans, Tom brûlé vif devant lui par la multitude déchaînée, et sa propre fuite pieds nus la nuit, hagard, terrorisé, le visage en sang, sa course dans Ibadan poursuivi par la foule hostile, et ses rencontres désormais si dangereuses et si brèves, et la détresse des gays du Nigeria et d’ailleurs en Afrique, qui ont fini par fuir, par s’exiler à jamais dans ces pays froids de Blancs où ils ont malgré tout le droit de respirer. Avec Doctor Fake, il va chanter True Men Tell the Truth, mais quelle ironie, quel mensonge, quelle trahison même ! Slimboy sait bien que pour continuer à vivre à Lagos, il a dû s’inventer une autre existence, jusqu’à passer ce pacte de connivence avec Suomi, la star montante de Nollywood, la délicieuse Suomi qui, bien sûr, aime autant les femmes que lui les hommes.
Soudain, Hélène Charrier remarque un grand homme noir en costume sombre. Il reste discrètement sur le côté, à observer le jeune chanteur. Elle se tourne vers le consul italien et le désigne du menton :
— Ugo ? Le type qui pianote sur son portable, qui prend des photos, vous le voyez ? Je vous présente l’attaché commercial britannique. John Gray. Je ne parierais pas que c’est son vrai nom, en revanche, je suis certaine qu’il est des services britanniques. Et il n’est pas seul. Il y en a deux autres du staff de sécurité du consulat. Et surtout, une autre demi-douzaine de types bizarres que je n’ai jamais vus. MI6, je vous le dis.
— Vous avez l’œil, dites donc, Hélène. Vous ne seriez pas des services français, vous aussi ?
— Mais non, Ugo, bien sûr que non. La preuve : si je l’étais, vous pensez bien que je vous dirais que non.
— Certes. Oh, Hélène, connaissez-vous l’histoire de l’espion américain en mission en URSS – ça ne nous rajeunit pas – et qui veut se dénoncer ? Il se rend à la Loubianka.
— La quoi ?
— La Loubianka… le siège du KGB à Moscou… Bref, il dit : « Je suis un espion, et je veux me rendre. — Pour qui travaillez-vous ? demande le type à l’accueil. — Les États-Unis d’Amérique. — Bien, allez au bureau 2. » L’espion américain va au bureau 2 et dit : « Je suis un espion américain et je veux me rendre. — Êtes-vous armé ? — Oui, je suis armé. — Allez au bureau 3, s’il vous plaît. » Il va au bureau 3 et dit : « Je suis un espion américain, je suis armé et je veux me rendre. — Êtes-vous en mission ? — Oui, je suis en mission, commence à s’agacer l’agent américain. — Alors, c’est au bureau 4. » Il va au bureau 4 et dit : « Je suis un espion américain, je suis armé, je suis en mission, et je veux me rendre ! — Vous êtes vraiment en mission ? — Oui. — Alors, allez la remplir, votre foutue mission ! Et foutez la paix aux gens qui bossent ! »
Ugo sourit à sa propre blague.
— Elle est très bien, concède Hélène, qui la connaissait, puisqu’on la raconte aussi à la « piscine », le siège du contre-espionnage français. Avant sa nomination comme consule à Lagos, elle a été les yeux de la Direction générale de la sûreté du territoire au Kenya et en Afrique du Sud.
Les barbouzes n’ont pas bougé d’un pas, ils n’ont d’yeux que pour Slimboy.
— Ça ne nous dit pas ce qu’ils fichent là, et depuis quand l’Intelligence Service s’intéresse à l’afro-rap et au R&B.
ADRIAN ET MEREDITH
Jeudi 24 juin 2021,
Fine Hall, Princeton University, New Jersey
Devant le département de mathématiques de Princeton, un élégant building de verre et de briques rougeâtres au modernisme déjà ancien, les étudiants ont dressé des tables à tréteaux, installé un barnum blanc à chapiteau pointu et allumé le barbecue. On célèbre avec force saucisses la médaille Fields de Tanizaki, et le probabiliste Adrian Miller se rend bien compte qu’il regarde sa collègue Meredith Harper avec un sourire crispé, qui alterne avec un air de sentimentalité idiote. La première fois qu’Adrien avait vu Meredith, il l’avait trouvée franchement laide. Une telle impression est passagère, les meilleurs auteurs le lui auraient confirmé. Deux mois avaient passé depuis l’arrivée de la topologiste britannique, et désormais Meredith, avec ses jambes trop minces et ses cheveux bruns trop sages, son nez trop long et ses yeux trop noirs, Meredith la toujours distante l’attire de façon déraisonnable.
Pour se donner le courage de l’aborder, Adrian a bu une bière, puis une autre. À jeun, il peut vaguement faire illusion – Meredith lui a dit un jour, pas méchamment, qu’il avait « un physique à la Ryan Gosling, dans une version dégradée et un peu chauve » –, mais là, il ressemble seulement à un type bourré. Il estime à 27 % ses chances de réussite. Elles auraient pu atteindre 40 % s’il n’empestait pas autant l’alcool, mais d’un autre côté, l’ivresse réduira d’environ 60 % la souffrance née d’un refus. Le probabiliste en a conclu qu’avec tant de chances de se ramasser, autant être ivre.