Sa cible est donc un homme, la cinquantaine, Blake obtient sa photo, son nom, mais il décide de l’appeler Ken. Oui, comme le mari de Barbie. Un bon choix : Ken, ça ne lui concède pas tout à fait une existence.
Ken vit seul, et c’est déjà ça, se dit Blake, parce qu’un type marié, trois enfants, il voyait mal comment créer l’occasion. Reste qu’à cet âge une mort naturelle laisse peu d’options : l’accident de voiture, la fuite de gaz, la crise cardiaque, la chute accidentelle. Point. Saboter des freins, trafiquer une direction, Blake n’a pas encore le savoir-faire, pas plus qu’il ne sait se procurer du chlorure de potassium pour provoquer un arrêt cardiaque ; et l’asphyxie au gaz, il ne le sent pas non plus. Va pour la chute. Dix mille morts par an. Surtout des vieux, mais on fera avec. Et Ken a beau ne pas être un athlète, un combat est hors de question.
Ken habite un F3 au rez-de-chaussée d’un pavillon, près d’Annemasse. Pendant trois semaines, Blake ne fait qu’observer et échafauder des plans. Avec l’avance, il s’est payé une vieille camionnette Renault, il l’a aménagée de façon rudimentaire, un siège, un matelas, des batteries d’appoint pour l’éclairage, et il s’est installé sur un parking désert qui surplombe le lotissement. La vue y est plongeante sur l’appartement. Chaque jour, Ken part vers huit heures et demie, passe la frontière suisse, revient du boulot vers dix-neuf heures. Les week-ends, parfois, une femme le rejoint, une professeure de français à Bonneville, à dix bornes de là. Le mardi est le jour le plus ritualisé, le plus prévisible. Ken est de retour plus tôt, ressort aussitôt pour se rendre à la gym, revient deux heures plus tard, reste dans sa salle de bains vingt minutes environ, puis dîne devant la télé, traîne sur l’ordinateur et se couche. Va pour le mardi soir. Il envoie un message à son client selon leur code : « Lundi, vingt heures ? » Un jour de moins, deux heures de moins. Le commanditaire aura un alibi pour le mardi à vingt-deux heures.
Une semaine avant le jour dit, Blake fait livrer une pizza chez Ken. Le livreur sonne, Ken ouvre la porte, sans hésiter, discute, étonné, avec l’employé, qui repart avec sa boîte. Blake n’a pas besoin d’en savoir plus.
Le mardi suivant, il arrive lui aussi sur le palier avec un carton à pizza, il observe un instant la rue déserte, enfile des surchaussures antidérapantes, vérifie ses gants, et il patiente un instant, afin de sonner à la porte au moment où Ken sort de la douche. Ken ouvre, en peignoir, soupire en voyant le carton à pizza dans les mains du livreur. Mais avant qu’il ait le temps de dire un mot, le carton vide tombe, et Blake écrase sur sa poitrine l’embout de deux matraques électriques. Ken tombe à genoux sous la décharge, Blake accompagne sa chute et continue d’appuyer, pendant dix secondes, jusqu’à ce que Ken ne bouge plus. Le fabricant annonçait huit millions de volts, Blake a testé sur lui avec une seule matraque, et il a failli perdre connaissance. Il traîne jusqu’à la salle de bains un Ken qui bave en gémissant, envoie une nouvelle décharge pour faire bonne mesure, et d’un mouvement unique, d’une violence ahurissante – un geste qu’il a répété dix fois avec des noix de coco –, il saisit la tête de Ken entre ses mains, la soulève en la maintenant par les tempes, la repousse de toutes ses forces : le crâne se fracasse contre l’arête du bac, un losange de carrelage se brise sous le choc. Le sang se répand aussitôt, écarlate et visqueux comme un vernis à ongles, avec sa bonne odeur de rouille chaude, la bouche reste ouverte, stupide, les yeux fixent, grands ouverts, le plafond. Blake entrouvre le peignoir : les chocs électriques n’ont laissé aucune marque. Il arrange le corps du mieux qu’il peut, selon l’hypothétique trajectoire que lui aurait imposée la gravité après une glissade tragique.
Et là, quand il se relève, admirant son travail, une envie prodigieuse de pisser le saisit. Blake n’y aurait jamais pensé. Il faut dire que dans les films, l’assassin ne pisse pas. Le besoin est si pressant qu’il songe même à se soulager dans la cuvette, quitte à nettoyer à fond après. Mais si les flics se mettent à être un tant soit peu intelligents, ou simplement systématiques, à suivre méthodiquement la procédure, ils trouveront de l’ADN. Forcément. Enfin, c’est ce que se dit Blake. Alors, malgré sa vessie qui l’implore, il poursuit son plan en grimaçant sous le supplice. Il prend le savon, le presse fort contre le talon de Ken, écrase une trace sur le sol, et le jette dans l’axe de la glissade supposée : le savon ricoche et va se loger derrière les toilettes. Parfait. Le retrouver ravira l’enquêteur, trop heureux d’avoir résolu l’énigme. Blake règle la température de la douche au maximum, l’ouvre, oriente le jet de la pomme vers le visage et le torse du cadavre, évitant tout contact avec l’eau fumante, et sort de la salle de bains.
Blake court à la fenêtre, ferme les rideaux, inspecte une dernière fois la pièce. Rien n’indique qu’un corps a été traîné sur quelques mètres, et une eau rosée commence à inonder le plancher. L’ordinateur est allumé, sur l’écran s’affichent des images de gazons anglais et de plates-bandes fleuries. Ken avait la main verte. Blake quitte le pavillon, ôte ses gants, marche sans hâte jusqu’au scooter, garé à deux cents mètres de là. Il démarre, parcourt un kilomètre, s’arrête pour pisser, enfin. Merde, il porte encore ses surchaussures en coton noir.
Deux jours plus tard, un collègue inquiet avertira la police, qui découvrira le décès accidentel de Samuel Tadler. Blake touche le jour même le reliquat.
Tout cela s’est passé dans des temps très anciens. Depuis, Blake s’est construit deux vies. Dans l’une, il est invisible, sous vingt noms, autant de prénoms, avec les passeports qui leur correspondent, de toute nationalité, dont de vrais biométriques, oui, c’est plus facile qu’on ne le croit. Dans l’autre, sous le nom de Jo, il dirige d’assez loin une jolie entreprise parisienne de livraison à domicile de plats cuisinés végétariens, possède des filiales à Bordeaux, Lyon, et maintenant Berlin et New York. Sa collaboratrice Flora, qui est aussi sa femme, et leurs deux enfants se plaignent qu’il voyage trop souvent, et parfois trop longtemps. C’est vrai.
21 mars 2021,
Quogue, New York State
Ce 21 mars, Blake voyage. Il court sous la pluie fine et sur le sable humide. Longs cheveux blonds, bandana, lunettes noires, survêtement jaune et bleu, l’invisibilité bariolée du joggeur. Il est arrivé à New York dix jours plus tôt, avec un passeport australien. Son vol transatlantique a été si effroyable qu’il a vraiment cru sa dernière heure venue, que le Ciel lui réclamait vengeance pour tous ces contrats. Dans un trou d’air sans fin, sa perruque blonde a même failli quitter son crâne. Et voici neuf jours qu’il fait ses trois kilomètres de plage sous un ciel gris, à Quogue, devant les baraques à dix millions de dollars, pas moins. On a aménagé des dunes, baptisé la rue Dune Road, pour faire simple, planté des pins et des roseaux afin qu’aucune villa ne soit en vue de sa voisine, afin que chaque propriétaire ne puisse douter qu’il possède seul l’océan tout entier. Blake court, à petites foulées, sans hâte, et soudain, comme chaque jour à la même heure, face à une merveilleuse maison plate plaquée de larges lattes de séquoia, aux vastes baies vitrées, et dont la terrasse se poursuit par un escalier menant à la mer, il s’arrête. Il feint l’essoufflement, se plie en deux sous l’effet d’un point de côté imaginaire, et comme chaque jour aussi, il relève la tête et salue de la main un homme au loin, la cinquantaine un peu ronde, qui boit un café sous l’auvent, accoudé à la balustrade. Un homme plus jeune, grand, brun, cheveux courts, lui tient compagnie. Il se tient en retrait, dos au mur de planches, l’air soucieux, son regard surveille la grève. Sous sa veste, un holster invisible gonfle le tissu côté gauche. Un droitier. Aujourd’hui, pour la deuxième fois de la semaine, Blake s’approche d’eux en souriant, il remonte le sentier sablonneux, entre les genêts et les herbes basses.