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Rien ne leur échappe ; le Pentagone leur aurait-il demandé de présenter toutes les réponses possibles à un pile ou face qu’ils en auraient envisagé trois : pile, face, et le cas rare où la pièce déciderait de s’immobiliser sur sa tranche, à la verticale. Mais dix jours après la remise du rapport, en avril 2002, le DoD leur renvoie, avec une question inscrite au feutre rouge : « Et si nous sommes confrontés à un cas n’obéissant à aucune situation étudiée ? »

Tina hausse les yeux au ciel : va pour l’hypothèse où la pièce lancée resterait suspendue en l’air.

Ils ajoutent en cinq jours un ultime protocole pour ce dernier « cas n’obéissant à aucune situation étudiée ». Alors que partout ailleurs, Tina et Adrian ont recommandé qu’un responsable unique, civil ou militaire, supervise le protocole, la mathématicienne décide qu’« en raison du caractère irrationnel des événements justifiant un tel protocole », celui-ci sera confié à un tandem de scientifiques. Et elle écrit son nom et celui d’Adrian Miller. Elle recommande de les équiper de téléphones portables blindés dédiés à ce protocole, qu’ils doivent porter en permanence sans pouvoir les éteindre. Et comme Adrian Miller voue un culte au livre de Douglas Adams, Le Guide du voyageur galactique, et à sa « grande question sur la vie, l’univers et le reste », question à laquelle « Pensées profondes », deuxième plus grand ordinateur de tous les temps, répond, après sept millions et demi d’années de calcul : « 42 », ce sera le protocole 42.

Pour faire sérieux ou pour s’amuser, ou parce que faire sérieux l’amuse, Adrian a ajouté une phrase-séquence de code d’initialisation :

1. Opérateur : Toto, j’ai l’impression…

2. Responsables : … que nous ne sommes plus au Kansas.

Lorsque Adrian sort du laboratoire, un véhicule de police l’attend déjà, juste devant le barbecue où les saucisses rôtissent joyeusement. L’officier le salue comme s’il était un général quatre étoiles, et les regards des collègues se braquent vers Adrian. Lui rend au policier un salut gauche et approximatif, et monte à l’arrière non sans se cogner au cadre du toit. La voiture démarre, sirène hurlante, gyrophares allumés. Adrian roule loin du sexe avec Meredith et vers l’inconnu.

Quelqu’un, quelque part dans la galaxie, a donc lancé une pièce, et celle-ci est vraiment restée suspendue en l’air.

LA PLAISANTERIE

Côte Est des États-Unis, eaux internationales,

41° 25' 27" N 65° 49' 23" W

Markle vérifie son micro, mais plus rien. Kennedy a coupé la communication. Il y a un claquement dans la liaison, un très long silence encore, et une voix différente, plus grave.

— Air France 006 mayday, mon nom est Luther Davis, commandant aux opérations spéciales de la Federal Aviation Administration. Pouvez-vous vous identifier encore, s’il vous plaît ? Entrez code transpondeur 1 234.

Markle grimace, Gid tape le code indiqué. Ce n’est pas tous les jours qu’on s’adresse à un commandant aux opérations spéciales de la FAA… Nouvelle coupure. Puis la voix revient.

— Merci, ici Luther Davis, FAA. Pouvez-vous me donner votre date de naissance, et votre lieu de naissance, commandant Markle ?

Markle soupire et obtempère :

— 12 janvier 1973, Peoria, Illinois.

— Pouvez-vous me donner les noms et prénoms de tous les membres d’équipage sur votre vol ?

— Kennedy, je ne sais pas si vous savez, j’essaie de poser un 787 endommagé…

Un long silence encore, une nouvelle rupture de liaison, et une autre voix, féminine.

— Air France 006 ? Kathryn Bloomfield, Norad. Vous m’entendez ?

Le Norad, la défense aérienne, vraiment ? Markle fronce les sourcils.

— Air France 006, que puis-je faire pour vous, Norad ?

— Pour des raisons de sécurité, vous devez déconnecter le wi-fi à bord de l’avion.

Markle ne discute pas et obéit. La voix poursuit :

— Merci. Maintenant, s’il vous plaît, demandez à tous vos passagers d’éteindre leur portable et tout appareil électronique.

— C’est fait depuis longtemps, Norad, nous avons eu des turbulences et nous avons…

— Parfait. Premier officier Favereaux, dans les minutes qui viennent, vous et le personnel de bord allez procéder à la collecte de tous, je dis bien tous les appareils permettant de communiquer avec l’extérieur : tablettes, téléphones, bippers médicaux, consoles de jeux, ordinateurs, etc. Pensez aux lunettes à réalité augmentée et aux montres connectées. Il ne doit y avoir aucune exception. Commandant Markle, nous sommes confrontés à un très grave danger de piratage extérieur, qui vise le système de navigation, et les appareils électroniques risquent de servir de relais… Vous pouvez d’ailleurs donner tous ces éléments d’information aux passagers, si vous sentez que vous en avez besoin pour obtenir leur coopération.

— Mais cela va créer des inquiétudes…

— Tant pis. Précisez-leur que tous ces appareils seront restitués dans une heure, une fois que vous vous serez posés à New York. Officier Favereaux, si vous rencontrez une opposition, insistez sur la sécurité de l’avion, sur les dangers d’interférence avec l’instrumentation. Vous avez toute autorité pour récupérer tous les appareils électroniques. Nous suivons un protocole très précis.

— Mais… les appareils… comment allons-nous les stocker ? s’inquiète soudain Favereaux. Tous les portables se ressemblent, comment va-t-on les identifier ?

— Utilisez les sacs à vomi, inscrivez les numéros des sièges au feutre, débrouillez-vous. Rassurez les passagers, ils les récupéreront après l’atterrissage.

Le copilote gargouille un nouveau « oui » vague. Il se lève, part délivrer les instructions au personnel de bord tandis que Markle explique au micro les consignes sans rien omettre. En cabine, le copilote s’attend à une vague de protestations, mais est-ce la peur rétrospective des turbulences, les menaces annoncées de piratage de l’électronique, ou l’autorité incontestable de la voix du commandant de bord, les passagers, dans leur écrasante majorité, se plient à sa demande. Les rares récalcitrants se voient même contraints par leurs voisins d’obtempérer. L’opération aurait pu être délicate, elle ne prend étonnamment que quelques minutes. Après avoir reçu confirmation que les appareils de communication sont stockés en cabine, l’officier du Norad reprend :

— Cette mesure concerne également le personnel de bord. Et vous aussi. Vos téléphones portables, vos ordinateurs. Commandant Markle, vous avez pleine autorité sur cet avion. Vous avez pour ordre de…

— Je suis le commandant de bord, Madame du Norad ! s’agace Markle. Il est évident que j’ai pleine autorité sur cet avion mais c’est vous qui…

— Commandant Markle, il s’agit d’une affaire concernant la sûreté nationale. Nous allons suivre ensemble le protocole 42.

Markle reste interdit. Il n’a jamais entendu parler d’un protocole 42.

— Air France 006, votre nouvelle destination est McGuire Air Force Base, New Jersey. Je répète McGuire Air Force Base, New Jersey.

Fort McGuire… C’est là qu’en 1937 le dirigeable allemand Hindenburg, accroché à son mât d’arrimage, a pris feu et a été entièrement détruit. Markle effectue un lent tournant vers le sud-est, et se résigne à annoncer en cabine que, sorry, folks, en raison d’avaries majeures, le vol est réorienté vers le New Jersey. Cette fois-ci, beaucoup protestent, certains huent, d’autant qu’au couchant, dérision suprême, les narguent les gratte-ciel étincelants de Manhattan. Markle pourrait divertir les passagers en leur racontant l’histoire de la catastrophe du Hindenburg, mais il a l’intuition que ce n’est pas le moment.