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New York revient dans l’intercom :

— Kennedy Approach de nouveau. Commandant Markle, je vous mets en communication avec le Centre de commandement militaire national au Pentagone.

Markle n’a pas le temps de répliquer que c’est déjà une autre voix, masculine. L’accent est nasal, traînant, très yankee, très New Hampshire.

— Commandant Markle, général Patrick Silveria, National Military Command Center. Je parle sous l’autorité du secrétaire à la Défense. Vous allez être rejoint d’ici trois minutes par deux chasseurs de la Navy. Ils viennent de décoller de l’USS Harry S. Truman et vont vous escorter jusqu’aux eaux nationales. En cas de tentative de fuite, ou de non-obéissance à leurs consignes, ils ont ordre d’abattre votre aéronef.

Cette fois, c’est trop. Markle éclate de rire. Il a enfin compris.

— Commandant Markle ? Ici le général Silveria, du NMCC. Vous êtes là ?

Markle ne peut plus s’arrêter de rire, il en pleure. Mais quelle énorme blague. Putain, mais quelle bande de contrôleurs à la con, à JFK, quel ramassis d’abrutis de pousseurs d’aluminium, il a vraiment failli tout gober, le Norad, le protocole 42, et maintenant le Pentagone… Il reprend l’intercom.

— Salut, général Silveria de mes deux ! C’est tout ce que vous avez trouvé ? Franchement, j’y ai cru, mais le coup de descendre l’avion, c’est le truc de trop. Vous trouvez que c’est le moment, avec l’orage qu’on vient de se payer ? En plus, vous vous êtes gourés, mon dernier vol, c’est après-demain, pas aujourd’hui. Mais je reconnais : comme cadeau de départ, c’est mieux qu’un carrot cake à la mords-moi-le nœud.

— Air France 006 ? Ici, le général Silveria, du Pentagone. Je vous passe le porte-avions USS Harry S. Truman.

— Et moi je suis le captain Speaking ! C’est toi, Frankie ? mais quel putain d’accent yankee de merde… Vous êtes vraiment… Avec vos conneries, on a vraiment collecté tous les portables dans la cabine. Vous vouliez qu’on se fasse écharper par les passagers, c’était ça l’idée ?

Une nouvelle voix dans l’intercom, plus aiguë, et l’accent est texan, cette fois.

— Air France 006 ? Je suis l’amiral John Butler, de l’USS Harry S. Truman.

Un sourire ironique ne quitte pas les lèvres de Markle.

— Salut, John Butler à la noix. C’est bon, Frankie, tu peux arrêter ton numéro d’accents, là. Ce n’est même plus drôle.

— Commandant Markle ? Amiral Butler encore. Vous êtes actuellement sous la protection de deux de nos F/A-18 Hornet. L’un est juste derrière votre Boeing, en position d’interception, et l’autre… Regardez à tribord, s’il vous plaît.

Markle hausse les yeux au plafond mais tourne la tête. À quelques mètres de l’extrémité de l’aile droite vole un Hornet, armé de ses dix missiles air-air. Dans le cockpit, le pilote lui fait un signe de la main.

— Maintenant, veuillez obéir à toutes les consignes.

ANDRÉ

Dimanche 27 juin 2021,

Mumbai, Inde

« Fotographei você na minha Rolleiflex… » Le vaste hall du Grand Hyatt Mumbai diffuse en sourdine la bossa-nova sirupeuse de Stan Getz, Jobim et João Gilberto. La chanson a l’âge de l’homme qui sort de l’ascenseur les épaules tombantes, le souffle court. Quand sous les néons crus de la cabine, le miroir lui a renvoyé ses soixante ans, il a détourné les yeux.

André Vannier n’a pas dormi. Le décalage horaire dont il ne se remet pas, la tristesse, les idées trop noires. Avant de quitter sa chambre, il a écrit à Lucie un très long e-mail qu’il a su s’abstenir d’envoyer. Ce n’était rien d’autre qu’une ridicule bouteille à la mer, après qu’elle lui a asséné d’une voix lasse au téléphone, d’un Paris où il faisait encore nuit, qu’elle est « passée à autre chose ». Il lui a écrit, en sachant que c’est inutile, et surtout, disons, contre-productif. Mais quand les piles de la télécommande sont mortes, on appuie toujours plus fort. C’est humain.

L’architecte sort de l’hôtel international – tout ce qu’il déteste, proportions sans force, matériaux sans élégance, volumes pompeux et étouffants –, il quitte l’arctique de la climatisation pour s’engluer dans la fournaise de l’été tropical indien. Le bruit est soudain assourdissant, l’air suffocant ne mérite pas le nom d’air. Mumbai pue le pneu cramé et le diesel à bout de souffle. Sur la Pipeline Road encombrée, il hèle un rickshaw d’un vert sale, l’engin pile devant lui en faisant hurler dix klaxons. André donne l’adresse du chantier dans le quartier de Kamathipura, propose un tarif généreux et se plie en trois pour faire entrer sa longue carcasse encore mince dans l’espace exigu du trois-roues. Le rickshaw déboîte avec hâte – klaxons encore – et s’enfonce dans le trafic dense en suivant un chemin connu de lui seul.

— Pourquoi tu prends toujours des rickshaws ? lui avait demandé Nielsen la veille. Les taxis, c’est tellement moins stressant.

Oui, mais Nielsen, avec ses longs cheveux blonds, ses costumes Hugo Boss impeccables taillés à sa carrure d’athlète et ses deux petites années de boîte, ce Nielsen tout frais démoulé de l’école – ah ce « depuis votre projet du Grand Mississippi Center, monsieur, je rêve de travailler chez Vannier & Edelman » –, Nielsen ignore encore que ces minutes d’asphyxie sont le luxe de Vannier. Ce qu’il va chercher, ce qu’il retrouve parfois, sur la banquette arrière défoncée du tricycle, ce sont ses vingt ans au Sri Lanka, il y était avec cette fille de Naples joliment cinglée dont le prénom ne lui revient pas sur-le-champ, avec ses seins lourds et son sourire éblouissant, Giulia ? oui, c’est ça, Giulia, il a failli ne pas s’en souvenir.

Le rickshaw se faufile vers le chantier de la Sūryayā Tower dans le flux bruyant et puant, à coups d’accélérations sèches et de klaxon suraigu, et André s’étonne de l’absence d’éraflures sur les ailes des voitures, de la survie des rétroviseurs. Le conducteur n’est pas, pour une fois, un de ces adolescents épuisés qui, à plusieurs, ont acheté un tricycle, et font les trois huit dans une ignorance absolue du code de la route en confiant leur destin à Waze. Non, c’est un homme trapu, sans âge, aux larges lunettes noires Aviator, qui se faufile avec une fluidité agressive entre les camions et les voitures, qui franchit hardiment la ligne blanche sans crainte d’affronter les dizaines de véhicules qui foncent sur lui. Sa progression indemne au sein du flot tient du miracle, le bouddha de plastique translucide collé sur le guidon n’y est pas pour rien.

La Sūryayā Tower est un des plus ambitieux projets remportés par le cabinet Vannier & Edelman, une démonstration de savoir-faire et d’esthétique : un building de verre et de bambou de quatre-vingts mètres, renforcé aux points stratégiques par de longues lignes d’acier. La façade nord condense l’eau qui ruisselle et vient irriguer le mur végétal planté à l’est, la paroi sud-ouest alterne puits de lumière et panneaux solaires – car sūryayā signifie soleil – et alimente le building en électricité. Elle sera le pont symbolique entre le quartier des musées et celui des universités, elle abritera des start-up en quête d’image, et tous les niveaux sont déjà réservés. Aucune fioriture ne vient ruiner la simplicité de la tour : c’est une perfection conquise par d’incessantes soustractions. Même leurs concurrents chinois ont dû s’incliner.